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Elle était là, près de la fenêtre, à contre-jour, immobile, les bras pendants. Une ombre dure brouillait, comme une opaque voilette, la laideur de son visage et tassait, ramassait davantage la courte, massive difformité de son corps… Une lumière dure allumait les basses mèches de ses cheveux, ourlait les contours gauchis du bras, de la poitrine, se perdait dans les plis noirs de sa jupe déplorable… Une vieille dame l’examinait. Assise sur une chaise, elle me tournait le dos, un dos hostile, une nuque féroce… De cette vieille dame, je ne voyais que son chapeau noir, ridiculement emplumé, sa rotonde noire, dont la doublure se retroussait dans le bas en fourrure grise, sa robe noire, qui faisait des ronds sur le tapis… Je voyais, surtout, posée sur un de ses genoux, sa main gantée de filoselle noire, une main noueuse d’arthritique, qui remuait avec de lents mouvements, et dont les doigts sortaient, rentraient, crispaient l’étoffe, pareils à des serres, sur une proie vivante… Debout, près de la table, très droite, très digne, Mme Paulhat-Durand attendait.

Ce n’est rien, n’est-ce pas? la rencontre de ces trois êtres vulgaires, en ce vulgaire décor… Il n’y a, semble-t-il, dans ce fait banal, ni de quoi s’arrêter, ni de quoi s’émouvoir… Eh bien, cela me parut, à moi, un drame énorme, ces trois personnes qui étaient là, silencieuses et se regardant… J’eus la sensation que j’assistais à une tragédie sociale, terrible, angoissante, pire qu’un assassinat!… J’avais la gorge sèche. Mon cœur battit violemment.

– Je ne vous vois pas bien, ma petite, dit tout à coup la vieille dame… ne restez pas là… Je ne vous vois pas bien… Allez dans le fond de la pièce, que je vous voie mieux…

Et elle s’écria d’une voix étonnée:

– Mon Dieu!… que vous êtes petite!…

Elle avait, en disant ces mots, déplacé sa chaise, et me montrait, maintenant, son profil. Je m’attendais à voir un nez crochu, de longues dents dépassant la lèvre, un œil jaune et rond d’épervier. Pas du tout, son visage était calme, plutôt aimable. Au vrai, ses yeux n’exprimaient rien, ni méchanceté, ni bonté. Ce devait être une ancienne boutiquière, retirée des affaires… Les commerçants ont ce talent de se composer des physionomies spéciales, où rien ne transparaît de leur nature intérieure. À mesure qu’ils s’endurcissent dans le métier et que l’habitude des gains injustes et rapides développe les instincts bas, les ambitions féroces, l’expression de leur face s’adoucit, ou plutôt se neutralise. Ce qu’il y a de mauvais en eux, ce qui pourrait rendre les clients méfiants, se cache dans les intimités de l’être, ou se réfugie sur des surfaces corporelles, ordinairement dépourvues de tout caractère expressif. Chez cette vieille dame, la dureté de son âme invisible à ses prunelles, à sa bouche, à son front, à tous les muscles détendus de sa molle figure, éclatait réellement à la nuque. Sa nuque était son vrai visage, et ce visage était terrible.

Louise, sur l’ordre de la vieille dame, avait gagné le fond de la pièce. Le désir de plaire la rendait véritablement monstrueuse, lui donnait une attitude décourageante. À peine se fut-elle placée dans la lumière que la dame s’écria:

– Oh! comme vous êtes laide, ma petite!

Et prenant à témoin Mme Paulhat-Durand:

– Se peut-il, vraiment, qu’il y ait sur la terre des créatures aussi laides que cette petite?…

Toujours solennelle et digne, Mme Paulhat-Durand répondit:

– Sans doute, ce n’est pas une beauté… mais Mademoiselle est très honnête…

– C’est possible… répliqua la vieille dame… Mais elle est trop laide… Une telle laideur, c’est tout ce qu’il y a de plus désobligeant… Quoi?… Qu’avez-vous dit?

Louise n’avait pas prononcé une parole. Elle avait seulement un peu rougi, et baissait la tête. Un filet rouge bordait l’orbe de ses yeux ternes. Je crus qu’elle allait pleurer.

– Enfin… nous allons voir ça… reprit la dame dont les doigts, en ce moment, furieusement agités, déchiraient l’étoffe de la robe, avec des mouvements de bête cruelle.

Elle interrogea Louise sur sa famille, les places qu’elle avait faites, ses capacités en cuisine, en ménage, en couture… Louise répondait par des «Oui, dame!», ou des: «Non, dame!», saccadés et rauques… L’interrogatoire, méticuleux, méchant, criminel, dura vingt minutes.

– Enfin, ma petite, conclut la vieille, le plus clair de votre histoire c’est que vous ne savez rien faire… Il faudra que je vous apprenne tout… Pendant quatre ou cinq mois, vous ne me serez d’aucune utilité… Et puis, laide comme vous êtes, ça n’est pas engageant… Cette entaille sur le nez?… Vous avez donc reçu un coup?

– Non, Madame… je l’ai toujours eue…

– Ah! ça n’est pas engageant… Qu’est-ce que vous voulez gagner?

– Trente francs… blanchie… et le vin… prononça Louise, d’une voix résolue…

La vieille bondit:

– Trente francs!… Mais vous ne vous êtes donc jamais regardée?… C’est insensé!… Comment?… personne ne veut de vous… personne jamais ne voudra de vous? – si je vous prends, moi, c’est parce que je suis bonne… c’est parce que, dans le fond, j’ai pitié de vous! – et vous me demandez trente francs!… Eh bien, vous en avez de l’audace, ma petite… C’est, sans doute, vos camarades qui vous conseillent si mal… Vous avez tort de les écouter…

– Bien sûr, approuva Mme Paulhat-Durand. Elles se montent la tête, toutes ensemble…

– Alors!… offrit la vieille, conciliante… je vous donnerai quinze francs… Et vous paierez votre vin… C’est beaucoup trop… Mais je ne veux pas profiter de votre laideur et votre détresse.

Elle s’adoucissait… Sa voix se fit presque caressante:

– Voyez-vous, ma petite… c’est une occasion unique et que vous ne retrouverez plus… Je ne suis pas comme les autres, moi… je suis seule… je n’ai pas de famille… je n’ai personne… Ma famille, c’est ma domestique… Qu’est-ce que je lui demande à ma domestique?… De m’aimer un peu, voilà tout… Ma domestique vit avec moi, mange avec moi… à part le vin… Ah! je la dorlotte, allez… Et puis, quand je mourrai – je suis très vieille et souvent malade – quand je mourrai, bien sûr que je n’oublierai pas celle qui m’aura été dévouée, qui m’aura bien servie… bien soignée… Vous êtes laide… très laide… trop laide… Eh! mon Dieu, je m’habituerai à votre laideur, à votre figure… Il y en a de jolies qui sont de bien méchantes femmes et qui vous volent, c’est certain!… La laideur, c’est quelquefois une garantie de moralité, dans une maison… Vous n’amènerez pas d’hommes, chez moi, n’est-ce pas?… Vous voyez que je sais vous rendre justice… Dans ces conditions-là, et bonne comme je suis… ce que je vous offre, ma petite… mais c’est une fortune… mieux qu’une fortune… une famille!…

Louise était ébranlée. Certainement, les paroles de la vieille faisaient chanter des espoirs inconnus dans sa tête. Sa rapacité de paysanne lui montrait des coffres pleins d’or, des testaments fabuleux… Et la vie en commun, avec cette bonne maîtresse, la table partagée… des sorties fréquentes dans les squares et les bois suburbains, tout cela l’émerveillait… Tout cela lui faisait peur aussi, car des doutes, une invincible et originelle méfiance tachaient d’une ombre l’étincellement de ces promesses… Elle ne savait que dire, que faire… à quoi se résoudre… J’avais envie de lui crier: «Non!… n’accepte pas!» Ah! je la voyais, moi, cette existence de recluse, ces travaux épuisants, ces reproches aigres, la nourriture disputée, les os écharnés et les viandes gâtées jetés à sa faim… et l’éternelle, patiente, torturante exploitation d’un pauvre être sans défense. «Non, n’écoute plus, va-t-en!…» Mais ce cri qui était sur mes lèvres, je le réprimai:

– Approchez-vous un peu, ma petite… commanda la vieille… On dirait que vous avez peur de moi… Allons… n’ayez plus peur de moi… approchez-vous… Comme c’est curieux… il me semble que vous êtes déjà moins laide… Déjà je m’habitue à votre visage…

Louise s’approcha lentement, les membres raidis, diligente à ne heurter aucune chaise, aucun meuble… s’efforçant de marcher avec élégance, la pauvre créature!… Mais, à peine fut-elle près de la vieille que celle-ci la repoussa avec une grimace.

– Mon Dieu! cria-t-elle… mais qu’est-ce que vous avez?… Pourquoi sentez-vous mauvais, comme ça?… vous avez donc de la pourriture dans le corps?… C’est affreux!… c’est à ne pas croire… Jamais quelqu’un n’a senti, comme vous sentez… Vous avez donc un cancer dans le nez… dans l’estomac, peut-être?…

Mme Paulhat-Durand fit un geste noble:

– Je vous avais prévenue, Madame… dit-elle… Voilà son grand défaut… C’est ce qui l’empêche de trouver une place.

La vieille continua de gémir…

– Mon Dieu!… mon Dieu!… Est-ce possible?… Mais vous allez empester toute ma maison… vous ne pourrez pas rester près de moi… Ah! mais!… cela change nos conditions… Et moi qui avais, déjà, de la sympathie pour vous!… Non, non… malgré toute ma bonté, ce n’est pas possible… ce n’est plus possible!…

Elle avait tiré son mouchoir, chassait loin d’elle l’air putride, répétant:

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