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Bien qu’il y eût une surveillante au dortoir, il s’y passait, chaque nuit, des choses à faire frémir. Dès que la surveillante avait terminé sa ronde et que tout semblait dormir, alors on voyait des ombres blanches se lever, glisser, entrer dans des lits, sous les rideaux refermés… Et l’on entendait de petits bruits de baisers étouffés, de petits cris, de petits rires, de petits chuchotements… Elles ne se gênaient guères, les camarades… À la lueur trouble et tremblante de la lampe qui pendait du plafond au milieu du dortoir, bien des fois, j’ai assisté à des scènes d’une indécence farouche et triste… Les bonnes sœurs, saintes femmes, fermaient les yeux pour ne rien voir, se bouchaient les oreilles pour ne rien entendre… Ne voulant point de scandale chez elles – car elles eussent été obligées de renvoyer les coupables – elles toléraient ces horreurs, en feignant de les ignorer… Et les frais couraient toujours.

Heureusement, au plus fort de mes ennuis, j’eus la joie de voir entrer dans l’établissement une petite amie, Clémence, que j’appelais Cléclé… et que j’avais connue dans une place, rue de l’Université… Cléclé était charmante, toute blonde, toute rose et délurée… et d’une vivacité, d’une gaîté!… Elle riait de tout, acceptait tout, se trouvait bien partout. Dévouée et fidèle, elle n’avait qu’un plaisir: rendre service. Vicieuse jusque dans les moelles, son vice n’avait rien de répugnant, à force d’être gai, ingénu, naturel. Elle portait le vice comme une plante des fleurs, comme un cerisier des cerises… Son bavardage de gentil oiseau me fit oublier quelques jours mes embêtements, endormit mes révoltes… Comme nos deux lits étaient l’un près de l’autre, nous nous mîmes ensemble, dès la seconde nuit… Qu’est-ce que vous voulez?… L’exemple, peut-être… et, peut-être aussi le besoin de satisfaire une curiosité qui me trottait par la tête, depuis longtemps… C’était, du reste, la passion de Cléclé… depuis qu’elle avait été débauchée, il y a plus de quatre ans, par une de ses maîtresses, la femme d’un général…

Une nuit que nous étions couchées ensemble, elle me raconta à voix basse, avec de drôles de chuchotements, qu’elle sortait de chez un magistrat, à Versailles:

– Figure-toi qu’il n’y avait que des bêtes dans la turne… des chats, trois perroquets… un singe… deux chiens… Et il fallait soigner tout ça… Rien n’était assez bon pour eux… Nous, tu penses, on nous collait de vieux rogatons, kif-kif à la boîte… Eux, c’étaient des restes de volaille, des crèmes, des gâteaux, de l’eau d’Évian, ma chère!… Oui, elles ne buvaient que de l’eau d’Évian, les sales bêtes, à cause de la typhoïde dont il y avait une épidémie, à Versailles… Cet hiver, Madame eut le toupet d’enlever le poêle de ma chambre pour l’installer dans la pièce où couchaient le singe et les chats. Ainsi, tu crois?… Je les détestais, surtout un des chiens… une horreur de vieux carlin qui était toujours fourré sous mes jupons… bien que je le bourrasse de coups de pied… L’autre matin, Madame me surprit à le battre… Tu vois la scène… Elle me mit à la porte en cinq-secs… Et si tu savais, ma chère, ce chien…

Dans un éclat de rire qu’elle étouffa sur ma poitrine, entre mes seins:

– Eh bien… ce chien… acheva-t-elle… il avait des passions comme un homme…

Non! cette Cléclé!… ce qu’elle était rigolote et gentille!…

On ne se doute pas de tous les embêtements dont sont poursuivis les domestiques, ni de l’exploitation acharnée, éternelle qui pèse sur eux. Tantôt les maîtres, tantôt les placiers, tantôt les institutions charitables, sans compter les camarades, car il y en a de rudement salauds. Et personne ne s’intéresse à personne. Chacun vit, s’engraisse, s’amuse de la misère d’un plus pauvre que soi. Les scènes changent; les décors se transforment; vous traversez des milieux sociaux différents et ennemis; et les passions restent les mêmes, les mêmes appétits demeurent. Dans l’appartement étriqué du bourgeois, ainsi que dans le fastueux hôtel du banquier, vous retrouvez des saletés pareilles, et vous vous heurtez à de l’inexorable. En fin de compte, pour une fille comme je suis, le résultat est qu’elle soit vaincue d’avance, où qu’elle aille et quoi qu’elle fasse. Les pauvres sont l’engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous…

On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage… Ah! voilà une bonne blague, par exemple… Et les domestiques, que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves?… Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage comporte de vileté morale, d’inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines… Les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres… Entrés purs et naïfs – il y en a – dans le métier, ils sont vite pourris, au contact des habitudes dépravantes. Le vice, on ne voit que lui, on ne respire que lui, on ne touche que lui… Aussi, ils s’y façonnent de jour en jour, de minute en minute, n’ayant contre lui aucune défense, étant obligés au contraire de le servir, de le choyer, de le respecter. Et la révolte vient de ce qu’ils sont impuissants à le satisfaire et à briser toutes les entraves mises à son expansion naturelle. Ah! c’est extraordinaire… On exige de nous toutes les vertus, toutes les résignations, tous les sacrifices, tous les héroïsmes, et seulement les vices qui flattent la vanité des maîtres et ceux qui profitent à leur intérêt: tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente-cinq et quatre-vingt-dix francs par mois… Non, c’est trop fort!… Ajoutez que nous vivons dans une lutte perpétuelle, dans une perpétuelle angoisse, entre le demi-luxe éphémère des places et la détresse des lendemains de chômage; que nous avons la conscience des suspicions blessantes qui nous accompagnent partout, qui, partout, devant nous, verrouillent les portes, cadenassent les tiroirs, ferment à triple tour les serrures, marquent les bouteilles, numérotent les petits fours et les pruneaux, et, sans cesse, glissent sur nos mains, dans nos poches, dans nos malles, la honte des regards policiers. Car il n’y a pas une porte, pas une armoire, pas un tiroir, pas une bouteille, pas un objet qui ne nous crie: «Voleuse!… voleuse!… voleuse!» Ajoutez encore la vexation continue de cette inégalité terrible, de cette disproportion effrayante dans la destinée, qui, malgré les familiarités, les sourires, les cadeaux, met entre nos maîtresses et nous un intraversable espace, un abîme, tout un monde de haines sourdes, d’envies rentrées, de vengeances futures… disproportion rendue à chaque minute plus sensible, plus humiliante, plus ravalante par les caprices et même par les bontés de ces êtres sans justice, sans amour, que sont les riches… Avez-vous réfléchi, un instant, à ce que nous pouvons ressentir de haines mortelles et légitimes, de désirs de meurtre, oui, de meurtre, lorsque pour exprimer quelque chose de bas, d’ignoble, nous entendons nos maîtres s’écrier devant nous, avec un dégoût qui nous rejette si violemment hors l’humanité: «Il a une âme de domestique… C’est un sentiment de domestique…»? Alors que voulez-vous que nous devenions dans ces enfers?… Est-ce qu’elles s’imaginent vraiment que je n’aimerais pas porter de belles robes, rouler dans de belles voitures, faire la fête avec des amoureux, avoir, moi aussi, des domestiques?… Elles nous parlent de dévouement, de probité, de fidélité… Non, mais vous vous en feriez mourir, mes petites vaches!…

Une fois – c’était rue Cambon… en ai-je fait, mon Dieu! de ces places – les maîtres mariaient leur fille. Il y eut une grande soirée, où l’on exposa les cadeaux, des cadeaux à remplir une voiture de déménagement. Je demandai à Baptiste, le valet de chambre, en manière de rigolade…

– Eh bien, Baptiste… et vous?… Votre cadeau?

– Mon cadeau? fit Baptiste en haussant les épaules.

– Allons… dites-le!

– Un bidon de pétrole allumé sous leur lit… Le v’là, mon cadeau…

C’était chouettement répondre. Du reste, ce Baptiste était un homme épatant dans la politique.

– Et le vôtre, Célestine?… me demanda-t-il à son tour.

– Moi?

Je crispai mes deux mains en forme de serres, et faisant le geste de griffer, férocement, un visage.

– Mes ongles… dans ses yeux! répondis-je.

Le maître d’hôtel à qui on ne demandait rien et qui, de ses doigts méticuleux, arrangeait des fleurs et des fruits dans une coupe de cristal, dit sur un ton tranquille:

– Moi, je me contenterais de leur asperger la gueule, à l’église, avec un flacon de bon vitriol…

Et il piqua une rose entre deux poires.

Ah oui! les aimer!… Ce qui est extraordinaire, c’est que ces vengeances-là n’arrivent pas plus souvent. Quand je pense qu’une cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses maîtres… une pincée d’arsenic à la place de sel… un petit filet de strychnine au lieu de vinaigre… et ça y est!… Eh bien, non… Faut-il que nous ayons, tout de même, la servitude dans le sang!…

Je n’ai pas d’instruction et j’écris ce que je pense et ce que j’ai vu… Eh bien, je dis que tout cela n’est pas beau… Je dis que, du moment où quelqu’un installe, sous son toit, fût-ce le dernier des pauvres diables, fût-ce la dernière des filles, je dis qu’il leur doit de la protection, qu’il leur doit du bonheur… Je dis aussi que si le maître ne nous le donne pas, nous avons le droit de le prendre, à même son coffre, à même son sang…

Et puis, en voilà assez… J’ai tort de songer à ces choses qui me font mal à la tête et me retournent l’estomac… Je reviens à mes petites histoires.

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