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Il m’a examinée d’un air tout drôle, d’un air où il y avait de la bienveillance, de la surprise, du contentement… quelque chose aussi de polisson sans effronterie, de déshabilleur, sans brutalité. Il est évident que Monsieur n’est pas habitué à des femmes de chambre comme moi, que je l’épate, que j’ai fait, sur lui, du premier coup, une grande impression… Il m’a dit, avec un peu d’embarras:

– Ah!… ah!… c’est vous, la nouvelle femme de chambre?…

J’ai tendu mon buste en avant, j’ai baissé légèrement les yeux, puis, modeste et mutine, à la fois, de ma voix la plus douce, j’ai répondu simplement:

– Mais oui, Monsieur, c’est moi…

Alors, il a balbutié:

– Ainsi, vous êtes arrivée?… C’est très bien… c’est très bien…

Il aurait voulu parler encore… cherchait quelque chose à dire, mais, n’étant pas éloquent ni débrouillard, il ne trouvait rien… Je m’amusais vivement de sa gêne… Après un court silence:

– Comme ça, a-t-il fait, vous venez de Paris?

– Oui, Monsieur…

– C’est très bien… c’est très bien.

Et s’enhardissant:

– Comment vous appelez-vous?

– Célestine… Monsieur…

Par manière de contenance, il s’est frotté les mains, et il a repris:

– Célestine!… Ah! ah!… C’est très bien… Un nom pas commun… un joli nom, ma foi!… Pourvu que Madame ne vous oblige pas à le changer… elle a cette manie…

J’ai répondu, digne et soumise:

– Je suis à la disposition de Madame…

– Sans doute… sans doute… Mais c’est un joli nom…

J’ai manqué éclater de rire… Monsieur s’est mis à marcher dans la salle, puis, tout d’un coup, il s’est assis sur une chaise, il a allongé ses jambes et, mettant dans son regard comme une excuse, dans sa voix, comme une prière, il m’a demandé:

– Eh bien, Célestine… car moi, je vous appellerai toujours Célestine… voulez-vous m’aider à retirer mes bottes?… Ça ne vous ennuie pas, au moins?

– Certainement, non, Monsieur…

– Parce que, voyez-vous… ces sacrées bottes… elles sont très difficiles… elles glissent mal…

Dans un mouvement que j’essayai de rendre harmonieux et souple, et même provocant, je me suis agenouillée en face de lui. Et pendant que je l’aidais à retirer ses bottes, qui étaient mouillées et couvertes de boue, j’ai parfaitement senti que son nez s’excitait aux parfums de ma nuque, que ses yeux suivaient, avec un intérêt grandissant, les contours de mon corsage et tout ce qui se révélait de moi, à travers la robe… Tout à coup, il murmure:

– Sapristi! Célestine… Vous sentez rudement bon…

Sans lever les yeux, j’ai pris un air ingénu:

– Moi, Monsieur?…

– Bien sûr… vous… Parbleu!… je pense que ça n’est pas mes pieds…

– Oh! Monsieur!…

Et ce: «Oh! Monsieur!» était, en même temps qu’une protestation en faveur de ses pieds, une sorte de réprimande amicale – amicale jusqu’à l’encouragement – pour sa familiarité… A-t-il compris?… Je le crois, car, de nouveau, avec plus de force, et, même, avec une sorte de tremblement amoureux, il a répété:

– Célestine!… Vous sentez rudement bon… rudement bon…

Ah mais! il s’émancipe, le gros père… J’ai fait celle qui était légèrement scandalisée par cette insistance, et je me suis tue… Timide comme il est et ne connaissant rien aux trucs des femmes, Monsieur s’est troublé… Il a craint sans doute d’avoir été trop loin, et changeant d’idée brusquement:

– Vous habituez-vous ici, Célestine?…

Cette question?… Si je m’habitue ici?… Voilà trois heures que je suis ici… J’ai dû me mordre les lèvres, pour ne pas pouffer… Il en a de drôles, le bonhomme… et vraiment il est un peu bête.

Mais cela ne fait rien… Il ne me déplaît pas… Dans sa vulgarité même, il dégage je ne sais quoi de puissant… Et aussi une odeur de mâle… un fumet de fauve, pénétrant et chaud… qui ne m’est pas désagréable.

Quand ses bottes eurent été retirées, et pour le laisser sur une bonne impression de moi, je lui ai demandé, à mon tour:

– Je vois que Monsieur est chasseur… Monsieur a fait une bonne chasse, aujourd’hui?

– Je ne fais jamais de bonnes chasses, Célestine, a-t-il répliqué, en hochant la tête… C’est pour marcher… pour me promener… pour n’être pas ici, où je m’ennuie…

– Ah! Monsieur s’ennuie ici?…

Après une pause, il a rectifié galamment:

– C’est-à-dire… je m’ennuyais… Car maintenant… enfin… voilà!…

Puis, avec un sourire bête et touchant:

– Célestine?…

– Monsieur!

– Voulez-vous me donner mes pantoufles?… Je vous demande pardon…

– Mais, Monsieur, c’est mon métier…

– Oui… enfin… Elles sont sous l’escalier… dans un petit cabinet noir… à gauche…

Je crois que j’en aurai tout ce que je voudrai de ce type-là… Il n’est pas malin, il se livre du premier coup… Ah! on pourrait le mener loin…

Le dîner, peu luxueux, composé des restes de la veille, s’est passé sans incidents, presque silencieusement… Monsieur dévore, et Madame pignoche dans les plats avec des gestes maussades et des moues dédaigneuses… Ce qu’elle absorbe, ce sont des cachets, des sirops, des gouttes, des pilules, toute une pharmacie qu’il faut avoir bien soin de mettre sur la table, à chaque repas, devant son assiette… Ils ont très peu parlé, et, encore, sur des choses et des gens de l’endroit qui sont pour moi d’un intérêt médiocre… Ce que j’ai compris, c’est qu’ils reçoivent très peu. D’ailleurs, il était visible que leur pensée n’était point à ce qu’ils disaient… Ils m’observaient, chacun, selon les idées qui les mènent, conduits, chacun, par une curiosité différente; Madame, sévère et raide, méprisante même, de plus en plus hostile, et songeant, déjà, à tous les sales tours qu’elle me jouera; Monsieur en dessous, avec des clignements d’yeux très significatifs et, quoiqu’il s’efforçât de les dissimuler, d’étranges regards sur mes mains… En vérité, je ne sais pas ce qu’ont les hommes à s’exciter ainsi sur mes mains?… Moi, j’avais l’air de ne rien remarquer à leur manège… J’allais, venais digne, réservée, adroite et… lointaine… Ah! s’ils avaient pu voir mon âme, s’ils avaient pu écouter mon âme, comme je voyais et comme j’entendais la leur!…

J’adore servir à table. C’est là qu’on surprend ses maîtres dans toute la saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime. Prudents, d’abord, et se surveillant l’un l’autre, ils en arrivent, peu à peu, à se révéler, à s’étaler tels qu’ils sont, sans fard et sans voiles, oubliant qu’il y a autour d’eux quelqu’un qui rôde et qui écoute et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d’infamies et de rêves ignobles le cerveau respectable des honnêtes gens. Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire, en attendant de s’en faire une arme terrible, au jour des comptes à rendre, c’est une des grandes et fortes joies du métier, et c’est la revanche la plus précieuse de nos humiliations…

De ce premier contact avec mes nouveaux maîtres je n’ai pu recueillir des indications précises et formelles… Mais j’ai senti que le ménage ne va pas, que Monsieur n’est rien dans la maison, que c’est Madame qui est tout, que Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant… Ah! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre homme… Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les sortes… J’imagine que j’aurai, parfois, du bon temps à être là…

Au dessert, Madame, qui durant le repas n’avait cessé de renifler mes mains, mes bras, mon corsage, a dit d’une voix nette et tranchante:

– Je n’aime pas qu’on se mette des parfums…

Comme je ne répondais pas, faisant semblant d’ignorer que cette phrase s’adressât à moi.

– Vous entendez, Célestine?

– Bien, Madame.

Alors, j’ai regardé, à la dérobée, le pauvre Monsieur qui les aime, lui, les parfums, ou du moins, qui aime mon parfum. Les deux coudes sur la table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et navré, il suivait le vol d’une guêpe attardée au-dessus d’une assiette de fruits… Et c’était maintenant un silence morne dans cette salle à manger que le crépuscule venait d’envahir, et quelque chose d’inexprimablement triste, quelque chose d’indiciblement pesant tombait du plafond sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment à quoi ils servent et ce qu’ils font sur la terre.

– La lampe, Célestine!

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