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Pour la première fois, nous nous sommes entretenus longuement, hier. C’était le soir. Les maîtres étaient couchés; Marianne était montée dans sa chambre, plus tôt que de coutume. Ne me sentant pas disposée à lire ou à écrire, je m’ennuyais d’être seule. Toujours obsédée par l’image de la petite Claire, j’allai retrouver Joseph dans la sellerie où, à la lueur d’une lanterne sourde, il épluchait des graines, assis devant une petite table de bois blanc. Son ami, le sacristain, était là, près de lui, debout, portant sous ses deux bras des paquets de petites brochures, rouges, vertes, bleues, tricolores… Gros yeux ronds dépassant l’arcade des sourcils, crâne aplati, peau fripée, jaunâtre et grenue, il ressemblait à un crapaud… Du crapaud, il avait aussi la lourdeur sautillante. Sous la table, les deux chiens, roulés en boule, dormaient, la tête enfouie dans leurs poils.

– Ah! c’est vous, Célestine? fit Joseph.

Le sacristain voulut cacher ses brochures… Joseph le rassura.

– On peut parler devant Mademoiselle… C’est une femme d’ordre…

Et il recommanda:

– Ainsi, mon vieux, c’est compris, hein?… À Bazoches… à Courtain… à Fleur-sur-Tille… Et que ce soit distribué demain, dans la journée… Et tâche de rapporter des abonnements… Et, que je te le dise encore… va partout… entre dans toutes les maisons… même chez les républicains… Ils te foutront peut-être à la porte?… Ça ne fait rien… Entête-toi… Si tu gagnes un de ces sales cochons… c’est toujours ça… Et puis rappelle-toi que tu as cent sous par républicain…

Le sacristain approuvait en hochant la tête. Ayant recalé les brochures sous ses bras, il partit, accompagné jusqu’à la grille par Joseph.

Quand celui-ci revint, il vit ma figure curieuse, mes yeux interrogateurs:

– Oui… fit-il négligemment, quelques chansons… quelques images… et des brochures contre les juifs, qu’on distribue pour la propagande… Je me suis arrangé avec les messieurs prêtres… je travaille pour eux, quoi! C’est dans mes idées, pour sûr… faut dire aussi que c’est bien payé…

Il se remit devant la petite table où il épluchait ses graines. Les deux chiens réveillés tournèrent dans la pièce et allèrent se recoucher plus loin.

– Oui… oui… répéta-t-il… c’est pas mal payé… Ah! ils en ont de l’argent, allez, les messieurs prêtres…

Et comme s’il eût craint d’avoir trop parlé, il ajouta:

– Je vous dis ça… Célestine… parce que vous êtes une bonne femme… une femme d’ordre… et que j’ai confiance en vous… C’est entre nous, dites?…

Après un silence:

– Quelle bonne idée que vous soyez venue ici, ce soir… remercia-t-il… C’est gentil… ça me flatte…

Jamais je ne l’avais vu aussi aimable, aussi causant… Je me penchai sur la petite table, tout près de lui, et, remuant les graines triées dans une assiette, je répondis avec coquetterie:

– C’est vrai aussi… vous êtes parti, tout de suite, après le dîner. On n’a pas eu le temps de tailler une bavette… Voulez-vous que je vous aide à éplucher vos graines?

– Merci, Célestine… C’est fini…

Il se gratta la tête:

– Sacristi!… fit-il, ennuyé… je devrais aller voir aux châssis… Les mulots ne me laissent pas une salade, ces vermines-là… Et puis, ma foi, non… faut que je vous cause, Célestine…

Joseph se leva, referma la porte qui était restée entr’ouverte, m’entraîna au fond de la sellerie. J’eus peur, une minute… La petite Claire, que j’avais oubliée, m’apparut sur la bruyère de la forêt, affreusement pâle et sanglante… Mais les regards de Joseph n’étaient pas méchants; ils semblaient plutôt timides… On se voyait à peine dans cette pièce sombre qu’éclairait, d’une clarté trouble et sinistre, la lueur sourde de la lanterne… Jusque-là, la voix de Joseph avait tremblé. Elle prit soudain de l’assurance, presque de la gravité.

– Il y a déjà quelques jours que je voulais vous confier ça, Célestine… commença-t-il… Eh bien, voilà… J’ai de l’amitié pour vous… Vous êtes une bonne femme… une femme d’ordre… Maintenant, je vous connais bien, allez!…

Je crus devoir sourire d’un malicieux et gentil sourire, et je répliquai:

– Vous y avez mis le temps, avouez-le… Et pourquoi étiez-vous si désagréable avec moi?… Vous ne me parliez jamais… vous me bousculiez toujours… Vous rappelez-vous les scènes que vous me faisiez, quand je traversais les allées que vous veniez de ratisser?… Ô le vilain bourru!

Joseph se mit à rire et haussa les épaules:

– Ben oui… Ah! dame, on ne connaît pas les gens du premier coup… Les femmes, surtout, c’est le diable à connaître… et vous arriviez de Paris!… Maintenant, je vous connais bien…

– Puisque vous me connaissez si bien, Joseph, dites-moi donc ce que je suis…

La bouche serrée, l’œil grave, il prononça:

– Ce que vous êtes, Célestine?… Vous êtes comme moi…

– Je suis comme vous, moi?…

– Oh! pas de visage, bien sûr… Mais, vous et moi, dans le fin fond de l’âme, c’est la même chose… Oui, oui, je sais ce que je dis…

Il y eut encore un moment de silence. Il reprit d’une voix moins dure:

– J’ai de l’amitié pour vous, Célestine… Et puis…

– Et puis?…

– J’ai aussi de l’argent… un peu d’argent…

– Ah?…

– Oui, un peu d’argent… Dame! on n’a pas servi, pendant quarante ans, dans de bonnes maisons, sans faire quelques petites économies… Pas vrai?

– Bien sûr… répondis-je, étonnée de plus en plus par les paroles et par les allures de Joseph… Et vous avez beaucoup d’argent?

– Oh! un peu… seulement…

– Combien?… Faites voir!…

Joseph eut un léger ricanement:

– Vous pensez bien qu’il n’est pas ici… Il est dans un endroit où il fait des petits…

– Oui, mais combien?…

Alors, d’une voix basse, chuchotée:

– Peut-être quinze mille francs… peut-être plus…

– Mazette!… vous êtes calé, vous!…

– Oh! peut-être moins aussi… On ne sait pas…

Tout à coup, les deux chiens, simultanément, dressèrent la tête, bondirent vers la porte et se mirent à aboyer. Je fis un geste d’effroi…

– Ça n’est rien… rassura Joseph, en leur envoyant à chacun un coup de pied dans les flancs… c’est des gens qui passent dans le chemin… Et, tenez, c’est la Rose qui rentre chez elle… Je reconnais son pas.

En effet, quelques secondes après, j’entendis un bruit de pas traînant sur le chemin, puis un bruit plus lointain de barrière refermée… Les chiens se turent.

Je m’étais assise sur un escabeau, dans un coin de la sellerie. Joseph, les mains dans ses poches, se promenait dans l’étroite pièce où son coude heurtait aux lambris de sapin des lanières de cuir… Nous ne parlions plus, moi horriblement gênée, et regrettant d’être venue. Joseph visiblement tourmenté de ce qu’il avait encore à me dire. Au bout de quelques minutes, il se décida:

– Faut que je vous confie encore une chose, Célestine… Je suis de Cherbourg… Et Cherbourg, c’est une rude ville, allez… pleine de marins, de soldats… de sacrés lascars qui ne boudent pas sur le plaisir; le commerce y est bon… Eh bien, je sais qu’il y a à Cherbourg, à cette heure, une bonne occasion… S’agirait d’un petit café, près du port, d’un petit café, placé on ne peut pas mieux… L’armée boit beaucoup, en ce moment… tous les patriotes sont dans la rue… ils crient, ils gueulent, ils s’assoiffent… Ce serait l’instant de l’avoir… On gagnerait des mille et des cents, je vous en réponds… Seulement, voilà!… faudrait une femme là dedans… une femme d’ordre… une femme gentille… bien nippée… et qui ne craindrait pas la gaudriole. Les marins, les militaires, c’est rieur, c’est farceur, c’est bon enfant… ça se saoule pour un rien… ça aime le sexe… ça dépense beaucoup pour le sexe… Votre idée là-dessus, Célestine?…

– Moi?… fis-je, hébétée.

– Oui, enfin, une supposition?… Ça vous plairait-il?…

– Moi?…

Je ne savais pas où il voulait en venir… je tombais de surprise en surprise. Bouleversée, je n’avais pas trouvé autre chose à répondre… Il insista:

– Ben sûr, vous… Et qui donc voulez-vous qui vienne dans le petit café?… Vous êtes une bonne femme… vous avez de l’ordre… vous n’êtes point de ces mijaurées qui ne savent seulement point entendre une plaisanterie… vous êtes patriote, nom de nom!… Et puis vous êtes gentille, mignonne tout plein… vous avez des yeux à rendre folle toute la garnison de Cherbourg… Ça serait ça, quoi!… Depuis que je vous connais bien… depuis que je sais tout ce que vous pouvez faire… cette idée-là ne cesse de me trotter par la tête…

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