Et sur un ton, dont je ne saurais rendre la douceur câline, il ajouta:
– Tu es toute craintive… Et de quoi donc as-tu peur?
En même temps, il approcha son visage du mien… et je sentis son haleine chaude… qui m’apportait une odeur fade… quelque chose comme un encens de la mort…
Le cœur saisi par une inexprimable angoisse, je criai:
– Monsieur Georges! Ah! monsieur Georges!… Laissez-moi… Vous allez vous rendre malade… Je vous en supplie!… laissez-moi…
Je n’osais pas me débattre à cause de sa faiblesse, par respect pour la fragilité de ses membres… J’essayai seulement – avec quelles précautions! – d’éloigner sa main qui, gauche, timide, frissonnante, cherchait à dégrafer mon corsage, à palper mes seins… Et je répétais:
– Laissez-moi!… C’est très mal ce que vous faites-là, monsieur Georges… Laissez-moi…
Son effort pour me maintenir contre lui l’avait fatigué… L’étreinte de ses bras ne tarda pas à faiblir. Durant quelques secondes, il respira plus difficilement… puis une toux sèche lui secoua la poitrine…
– Ah! vous voyez bien, monsieur Georges… lui dis-je, avec toute la douceur d’un reproche maternel… Vous vous rendez malade à plaisir… vous ne voulez rien écouter… et il va falloir tout recommencer… Vous serez bien avancé, après… Soyez sage, je vous en prie! Et si vous étiez bien gentil, savez-vous ce que vous feriez?… Vous vous coucheriez tout de suite…
Il retira sa main qui m’enlaçait, s’allongea sur la chaise longue, et, tandis que je replaçais sous sa tête les coussins qui avaient glissé, très triste, il soupira:
– Après tout… c’est juste… Je te demande pardon…
– Vous n’avez pas à me demander pardon, monsieur Georges… vous avez à être calme…
– Oui… oui!… fit-il, en regardant le point du plafond où la lampe faisait un rond de mouvante lumière… J’étais un peu fou… d’avoir songé, un instant, que tu pouvais m’aimer… moi qui n’ai jamais eu d’amour… moi qui n’ai jamais eu rien… que de la souffrance… Pourquoi m’aimerais-tu?… Cela me guérissait de t’aimer… Depuis que tu es là, près de moi et que je te désire… depuis que tu es là, avec ta jeunesse… ta fraîcheur… et tes yeux… et tes mains… tes petites mains tout en soie, dont les soins sont des caresses si douces… et que je ne rêve que de toi… je sens en moi, dans mon âme et dans mon corps, des vigueurs nouvelles… toute une vie inconnue bouillonner… C’est-à-dire, je sentais cela… car, maintenant… Enfin, qu’est-ce que tu veux?… J’étais fou!… Et toi… toi… c’est juste…
J’étais très embarrassée. Je ne savais que dire; je ne savais que faire… Des sentiments puissants et contraires me tiraillaient dans tous les sens… Un élan me précipitait vers lui… un devoir sacré m’en éloignait… Et niaisement, parce que je n’étais pas sincère, parce que je ne pouvais pas être sincère dans une lutte où combattaient avec une égale force ces désirs et ce devoir, je balbutiais:
– Monsieur Georges, soyez sage… Ne pensez pas à ces vilaines choses-là… Cela vous fait du mal… Voyons, monsieur Georges… soyez bien gentil…
Mais, il répétait:
– Pourquoi, m’aimerais-tu?… C’est vrai… tu as raison de ne pas m’aimer… Tu me crois malade… Tu crains d’empoisonner ta bouche aux poisons de la mienne… et de gagner mon mal – le mal dont je meurs, n’est-ce pas? – dans un baiser de moi!… C’est juste…
La cruelle injustice de ces paroles me frappa en plein cœur.
– Ne dites pas cela, monsieur Georges… m’écriai-je, éperdue… C’est horrible et méchant, ce que vous dites-là… Et vous me faites trop de peine… trop de peine…
Je saisis ses mains… elles étaient moites et brûlantes. Je me penchai sur lui… son haleine avait l’ardeur rauque d’une forge:
– C’est horrible… horrible!
Il continua:
– Un baiser de toi… mais c’était cela ma résurrection… mon rappel complet à la vie… Ah! tu as cru sérieusement à tes bains… à ton Porto… à ton gant de crin?… Pauvre petite!… C’est en ton amour que je me suis baigné… c’est le vin de ton amour que j’ai bu… c’est la révulsion de ton amour qui m’a fait courir, sous la peau, un sang neuf… C’est parce que ton baiser, je l’ai tant espéré, tant voulu, tant attendu, que je me suis repris à vivre, à être fort… car je suis fort, maintenant… Mais, je ne t’en veux pas de me le refuser… tu as raison de me le refuser… Je comprends… je comprends… Tu es une petite âme timide et sans courage… un petit oiseau qui chante sur une branche… puis sur une autre… et s’en va, au moindre bruit… frroutt!
– C’est affreux ce que vous dites là, monsieur Georges.
Il continua encore, tandis que je me tordais les mains:
– Pourquoi est-ce affreux?… Mais non, ce n’est pas affreux… c’est juste. Tu me crois malade… Tu crois qu’on est malade, quand on a de l’amour… Tu ne sais pas que l’amour, c’est de la vie… de la vie éternelle… Oui, oui, je comprends… puisque ton baiser qui est la vie pour moi… tu t’imagines que ce serait peut-être, pour toi, la mort… N’en parlons plus…
Je ne pus en entendre davantage. Était-ce la pitié?… était-ce ce que contenaient de sanglants reproches, d’amers défis, ces paroles atroces et sacrilèges?… était-ce simplement l’amour impulsif et barbare qui, tout à coup, me posséda?… Je n’en sais rien… C’était peut-être cela, tout ensemble… Ce que je sais, c’est que je me laissai tomber, comme une masse, sur la chaise longue, et, soulevant dans mes mains la tête adorable de l’enfant, éperdument, je criai:
– Tiens! méchant… regarde comme j’ai peur… regarde donc comme j’ai peur!…
Je collai ma bouche à sa bouche, je heurtai mes dents aux siennes, avec une telle rage frémissante, qu’il me semblait que ma langue pénétrât dans les plaies profondes de sa poitrine, pour y lécher, pour y boire, pour en ramener tout le sang empoisonné et tout le pus mortel. Ses bras s’ouvrirent et se refermèrent, dans une étreinte, sur moi…
Et ce qui devait arriver, arriva…
Eh bien, non. Plus je réfléchis à cela, et plus je suis sûre que ce qui me jeta dans les bras de Georges, ce qui souda mes lèvres aux siennes, ce fut, d’abord et seulement, un mouvement impérieux, spontané de protestation contre les sentiments bas que Georges attribuait – par ruse, peut-être – à mon refus… Ce fut surtout un acte de piété fervente, désintéressée et très pure, qui voulait dire:
– Non, je ne crois pas que tu sois malade… non, tu n’es pas malade… Et la preuve, c’est que je n’hésite pas à mêler mon haleine à la tienne, à la respirer, cette haleine, à la boire, à m’en imprégner la poitrine, à m’en saturer toute la chair… Et quand même tu serais réellement malade?… quand même ton mal serait contagieux et mortel à qui l’approche, je ne veux pas que tu aies de moi cette idée monstrueuse que je redoute de le gagner, d’en souffrir et d’en mourir…
Je n’avais pas non plus prévu et calculé ce qui, fatalement, devait résulter de ce baiser, et que je n’aurais point la force, une fois dans les bras de mon ami, une fois mes lèvres sur les siennes, de m’arracher à cette étreinte, et de repousser ce baiser… Mais voilà!… Lorsqu’un homme me tient, aussitôt la peau me brûle et la tête me tourne… me tourne… Je deviens ivre… je deviens folle… je deviens sauvage… Je n’ai plus d’autre volonté que celle de mon désir… Je ne vois plus que lui… je ne pense plus qu’à lui… et je me laisse mener par lui, docile et terrible… jusqu’au crime!…
Ah! ce premier baiser de M. Georges!… Ses caresses maladroites et délicieuses… l’ingénuité passionnée de tous ses gestes… et l’émerveillement de ses yeux devant le mystère, enfin dévoilé, de la femme et de l’amour!… Dans ce premier baiser, je m’étais donnée, toute, avec cet emportement qui ne ménage rien, cette fièvre, cette volupté inventive, dure et brisante, qui dompte, assomme les mâles les plus forts et leur fait demander grâce… Mais, l’ivresse passée, lorsque je vis le pauvre et fragile enfant, haletant, presque pâmé dans mes bras, j’eus un remords affreux… du moins la sensation, et, pour ainsi dire, l’épouvante que je venais de commettre un meurtre…
– Monsieur Georges… monsieur Georges!… Je vous ai fait du mal… Ah! pauvre petit!
Mais lui, avec quelle grâce féline, tendre et confiante, avec quelle reconnaissance éblouie, il se pelotonna contre moi, comme pour y chercher une protection… Et il me dit, ses yeux pleins d’extase:
– Je suis heureux… Maintenant, je puis mourir…
Et comme je me désespérais, comme je maudissais ma faiblesse:
– Je suis heureux… répéta-t-il… Oh! reste avec moi… ne me quitte pas de toute la nuit. Seul, vois-tu, il me semble que je ne pourrais pas supporter la violence, pourtant si douce, de mon bonheur…
Pendant que je l’aidais à se coucher, il eut une crise de toux… Elle fut courte heureusement… Mais si courte qu’elle fût, j’en eus l’âme déchirée… Est-ce qu’après l’avoir soulagé et guéri, j’allais le tuer, désormais?… Je crus que je ne pourrais pas retenir mes larmes… Et je me détestai…