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Quand je fus assise auprès de cette vénérable dame en deuil, je l’aimais déjà… je l’aimais véritablement.

Elle soupira:

– Ce n’est pas une place bien gaie que je vous offre, mon enfant…

Avec une sincérité d’enthousiasme qui ne lui échappa point, je protestai vivement:

– Il n’importe, Madame… Tout ce que Madame me demandera, je le ferai…

Et c’était vrai… J’étais prête à tout…

Elle me remercia d’un bon regard tendre, et elle reprit:

– Eh bien, voici… J’ai été très éprouvée dans la vie… De tous les miens que j’ai perdus… il ne me reste plus qu’un petit-fils… menacé, lui aussi, de mourir du mal terrible dont les autres sont morts…

Craignant de prononcer le nom de ce terrible mal, elle me l’indiqua, en posant sur sa poitrine sa vieille main gantée de noir… et, avec une expression plus douloureuse:

– Pauvre petit!… C’est un enfant charmant, un être adorable… en qui j’ai mis mes dernières espérances. Car, après lui, je serai toute seule… Et qu’est-ce que je ferai sur la terre, mon Dieu?…

Ses prunelles se couvrirent d’un voile de larmes… À petits coups de son mouchoir, elle les essuya et continua:

– Les médecins assurent qu’on peut le sauver… qu’il n’est pas profondément atteint… Ils ont prescrit un régime dont ils attendent beaucoup de bien… Tous les après-midi, Georges devra prendre un bain de mer, ou plutôt, il devra se tremper une seconde dans la mer… Ensuite, il faudra qu’on le frotte énergiquement, sur tout le corps, avec un gant de crin, pour activer la circulation… ensuite, il faudra l’obliger à boire un verre de vieux Porto… ensuite qu’il reste étendu, au moins une heure, dans un lit bien chaud… Ce que je voudrais de vous, mon enfant, c’est cela, d’abord… Mais comprenez-moi bien, c’est surtout de la jeunesse, de la gentillesse, de la gaîté, de la vie… Chez moi, c’est ce qui lui manque le plus… J’ai deux serviteurs très dévoués… mais ils sont vieux, tristes et maniaques… Georges ne peut les souffrir… Moi-même, avec ma vieille tête blanchie et mes constants habits de deuil, je sens que je l’afflige… Et ce qu’il y a de pire, je sens bien aussi que, souvent, je ne puis lui cacher mes appréhensions… Ah! je sais que ce n’est peut-être pas le rôle d’une jeune fille, telle que vous, auprès d’un aussi jeune enfant, comme est Georges… car il n’a que dix-neuf ans, mon Dieu!… Le monde trouvera, sans doute, à y redire… Je ne m’occupe pas du monde… je ne m’occupe que de mon petit malade… et j’ai confiance en vous… Vous êtes une honnête femme, je suppose…

– Oh!… oui… Madame… m’écriai-je, certaine à l’avance d’être l’espèce de sainte que venait chercher la grand’mère désolée, pour le salut de son enfant.

– Et lui… le pauvre petit, grand Dieu!… Dans son état!… Dans son état, voyez-vous, plus que des bains de mer, peut-être, il a besoin de ne rester jamais seul, d’avoir, sans cesse, auprès de lui, un joli visage, un rire frais et jeune… quelque chose qui éloigne de son esprit l’idée de la mort, quelqu’un qui lui donne confiance en la vie… Voulez-vous?…

– J’accepte, Madame, répondis-je, émue jusqu’aux entrailles… Et que Madame soit sûre que je soignerai bien M. Georges…

Il fut convenu que j’entrerais, le soir même, dans la place, et que nous partirions, le surlendemain, pour Houlgate où la dame en deuil avait loué une belle villa sur la plage.

La grand’mère n’avait pas menti… M. Georges était un enfant charmant, adorable. Son visage imberbe avait la grâce d’un beau visage de femme; d’une femme aussi, ses gestes indolents, et ses mains longues, très blanches, très souples, où transparaissait le réticule des veines… Mais quels yeux ardents!… Quelles prunelles dévorées d’un feu sombre, dans des paupières cernées de bleu et qu’on eût dites brûlées par les flammes du regard!… Quel intense foyer de pensée, de passion, de sensibilité, d’intelligence, de vie intérieure!… Et comme déjà les fleurs rouges de la mort envahissaient ses pommettes!… Il semblait que ce ne fût pas de la maladie, que ce ne fût pas de la mort qu’il mourait, mais de l’excès de vie, de la fièvre de vie qui était en lui et qui rongeait ses organes, desséchait sa chair… Ah! qu’il était joli et douloureux à contempler!… Quand la grand’mère me mena près de lui, il était étendu sur une chaise longue et il tenait, dans sa longue main blanche, une rose sans parfum… Il me reçut, non comme une domestique, presque comme une amie qu’il attendait… Et moi, dès ce premier moment, je m’attachai à lui, de toutes les forces de mon âme.

L’installation à Houlgate se fit sans incidents, comme s’était fait le voyage. Tout était prêt, lorsque nous y arrivâmes… Nous n’avions plus qu’à prendre possession de la villa, une villa spacieuse, élégante, pleine de lumière et de gaîté, qu’une large terrasse, avec ses fauteuils d’osier et ses tentes bigarrées, séparait de la plage. On descendait à la mer par un escalier de pierre, pratiqué dans la digue, et les vagues venaient chanter sur les premières marches, aux heures de la marée montante. Au rez-de-chaussée, la chambre de M. Georges s’ouvrait par de larges baies, sur un admirable paysage de mer… La mienne, – une chambre de maître, tendue de claire cretonne, – en face de celle de M. Georges, de l’autre côté d’un couloir, donnait sur un petit jardin où poussaient quelques maigres fusains et de plus maigres rosiers. Exprimer par des mots ma joie, ma fierté, mon émotion, tout ce que j’éprouvai d’orgueil pur et nouveau à être ainsi traitée, choyée, admise comme une dame, au bien-être, au luxe, au partage de cette chose si vainement convoitée, qu’est la famille… expliquer comment, par un simple coup de baguette de cette miraculeuse fée: la bonté, il arriva, instantanément que c’en fut fini du souvenir de mes humiliations passées, et que je conçus tous les devoirs auxquels m’astreignait cette dignité d’être humain, enfin conférée, je ne le puis… Ce que je puis dire, c’est que, véritablement, je connus la magie de la transfiguration… Non seulement le miroir attesta que j’étais devenue subitement plus belle, mais mon cœur me cria que j’étais réellement meilleure… Je découvris en moi des sources, des sources, des sources… des sources intarissables, des sources sans cesse jaillissantes de dévouement, de sacrifice… d’héroïsme… et je n’eus plus qu’une pensée: sauver à force de soins intelligents, de fidélités attentives, d’ingéniosités merveilleuses, sauver M. Georges de la mort…

Avec une foi robuste dans ma puissance de guérison, je disais, je criais à la pauvre grand’mère, qui ne cessait de se désespérer et souvent, dans le salon voisin, passait ses journées à pleurer:

– Ne pleurez plus, Madame… Nous le sauverons… Je vous jure que nous le sauverons…

De fait, au bout de quinze jours, M. Georges se trouva beaucoup mieux. Un grand changement s’opérait dans son état… Les crises de toux diminuaient, s’espaçaient; le sommeil et l’appétit se régularisaient… Il n’avait plus, la nuit, ces sueurs abondantes et terribles, qui le laissaient, au matin, haletant et brisé… Ses forces revenaient au point que nous pouvions faire de longues courses en voiture, et de petites promenades à pied, sans trop de fatigue… C’était, en quelque sorte, une résurrection… Comme le temps était très beau, l’air très chaud, mais tempéré par la brise de mer, les jours que nous ne sortions pas, nous en passions la plus grande partie, à l’abri des tentes, sur la terrasse de la villa, attendant l’heure du bain, «de la trempette dans la mer», ainsi que le disait, gaîment, M. Georges… Car il était gai, toujours gai, et jamais il ne parlait de son mal… jamais il ne parlait de la mort. Je crois bien que, durant ces jours-là, jamais il ne prononça ce mot terrible de mort… En revanche, il s’amusait beaucoup de mon bavardage, le provoquait, au besoin, et moi, confiante en ses yeux, rassurée par son cœur, entraînée par son indulgence et sa gentillesse, je lui disais tout ce qui me traversait l’esprit, farces, folies et chansons… Ma petite enfance, mes petits désirs, mes petits malheurs, et mes rêves, et mes révoltes, et mes diverses stations chez des maîtres cocasses ou infâmes, je lui racontais tout sans trop masquer la vérité car, si jeune qu’il fût, si séparé du monde, si enfermé qu’il eût toujours été, par une prescience, par une divination merveilleuse qu’ont les malades, il comprenait tout, de la vie… Une vraie amitié, que facilita sûrement son caractère et que souhaita sa solitude, et, surtout, que les soins intimes et constants dont je réjouissais sa pauvre chair moribonde amenèrent pour ainsi dire automatiquement, s’était établie entre nous… J’en fus heureuse au delà de ce que je puis exprimer, et j’y gagnai de dégrossir mon esprit au contact incessant du sien.

M. Georges adorait les vers… Des heures entières, sur la terrasse, au chant de la mer, ou bien, le soir, dans sa chambre, il me demandait de lui lire des poèmes de Victor Hugo, de Baudelaire, de Verlaine, de Maeterlinck. Souvent, il fermait les yeux, restait immobile, les mains croisées sur sa poitrine, et croyant qu’il s’était endormi, je me taisais… Mais il souriait et il me disait:

– Continue, petite… Je ne dors pas… J’entends mieux ainsi ces vers… j’entends mieux ainsi ta voix… Et ta voix est charmante…

Parfois, c’est lui qui m’interrompait. Après s’être recueilli, il récitait lentement, en prolongeant les rythmes, les vers qui l’avaient le plus enthousiasmé, et il cherchait – ah! que je l’aimais de cela! – à m’en faire comprendre, à m’en faire sentir la beauté…

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