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À ce propos, qu’on me permette d’apporter ici, si humble que je sois, ma contribution personnelle à la biographie des grands hommes…

M. Paul Bourget était l’intime ami et le guide spirituel de la comtesse Fardin, chez qui, l’année dernière, je servais comme femme de chambre. J’entendais dire toujours que lui seul connaissait, jusque dans le tréfonds, l’âme si compliquée des femmes… Et bien des fois, j’avais eu l’idée de lui écrire, afin de lui soumettre ce cas de psychologie passionnelle… Je n’avais pas osé… Ne vous étonnez pas trop de la gravité de telles préoccupations. Elles ne sont point coutumières aux domestiques, j’en conviens. Mais, dans les salons de la comtesse, on ne parlait jamais que de psychologie… C’est un fait reconnu que notre esprit se modèle sur celui de nos maîtres, et ce qui se dit au salon se dit également à l’office. Le malheur était que nous n’eussions pas à l’office un Paul Bourget, capable d’élucider et de résoudre les cas de féminisme que nous y discutions… Les explications de monsieur Jean lui-même ne me satisfaisaient pas…

Un jour, ma maîtresse m’envoya porter une lettre «urgente», à l’illustre maître. Ce fut lui qui me remit la réponse… Alors je m’enhardis à lui poser la question qui me tourmentait, en mettant, toutefois, sur le compte d’une amie, cette scabreuse et obscure histoire… M. Paul Bourget me demanda:

– Qu’est-ce que c’est que votre amie? Une femme du peuple?… Une pauvresse, sans doute?…

– Une femme de chambre, comme moi, illustre maître.

M. Bourget eut une grimace supérieure, une moue de dédain. Ah sapristi! il n’aime pas les pauvres.

– Je ne m’occupe pas de ces âmes-là, dit-il… Ce sont de trop petites âmes… Ce ne sont même pas des âmes… Elles ne sont pas du ressort de ma psychologie…

Je compris que, dans ce milieu, on ne commence à être une âme qu’à partir de cent mille francs de rentes…

Ce n’est pas comme M. Jules Lemaître, un familier de la maison, lui aussi, qui, sur la même interrogation, répondit, en me pinçant la taille, gentiment:

– Eh bien, charmante Célestine, votre amie est une bonne fille, voilà tout. Et si elle vous ressemble, je lui dirais bien deux mots, vous savez… hé!… hé!… hé!…

Lui, du moins, avec sa figure de petit faune bossu et farceur, il ne faisait pas de manières… et il était bon enfant… Quel dommage qu’il soit tombé dans les curés!…

Avec tout cela, je ne sais ce que je serais devenue dans cet enfer d’Audierne, si les Petites Sœurs de Pontcroix, me trouvant intelligente et gentille, ne m’avaient recueillie par pitié. Elles n’abusèrent pas de mon âge, de mon ignorance, de ma situation difficile et honnie pour se servir de moi, pour me séquestrer, à leur profit, comme il arrive souvent dans ces sortes de maisons, qui poussent l’exploitation humaine jusqu’au crime… C’étaient de pauvres petits êtres candides, timides, charitables, et qui n’étaient pas riches, et qui n’osaient même pas tendre la main aux passants, ni mendier dans les maisons… Il y avait, quelquefois, chez elles, bien de la misère, mais on s’arrangeait comme on pouvait… Et au milieu de toutes les difficultés de vivre, elles n’en continuaient pas moins d’être gaies et de chanter sans cesse, comme des pinsons… Leur ignorance de la vie avait quelque chose d’émouvant, et qui me tire les larmes, aujourd’hui, que je puis mieux comprendre leur bonté infinie, et si pure…

Elles m’apprirent à lire, à écrire, à coudre, à faire le ménage, et, quand je fus à peu près instruite de ces choses nécessaires, elles me placèrent, comme petite bonne, chez un colonel en retraite qui venait, tous les étés, avec sa femme et ses deux filles, dans une espèce de petit château délabré, près de Comfort… De braves gens, certes, mais si tristes, si tristes!… Et maniaques!… Jamais sur leur visage un sourire, ni une joie sur leurs vêtements, qui restaient obstinément noirs… Le colonel avait fait installer un tour sous les combles, et là, toute la journée, seul, il tournait des coquetiers de buis, ou bien, ces billes ovales, qu’on appelle des «œufs», et qui servent aux ménagères à ravauder leurs bas. Madame rédigeait placets sur placets, pétitions sur pétitions, afin d’obtenir un bureau de tabac. Et les deux filles, ne disant rien, ne faisant rien, l’une, avec un bec de canard, l’autre avec une face de lapin, jaunes et maigres, anguleuses et fanées, se desséchaient sur place, ainsi que deux plantes à qui tout manque, le sol, l’eau, le soleil… Ils m’ennuyèrent énormément… Au bout de huit mois, je les envoyai promener, par un coup de tête que j’ai regretté…

Mais quoi!… J’entendais Paris respirer et vivre autour de moi… Son haleine m’emplissait le cœur de désirs nouveaux. Bien que je ne sortisse pas souvent, j’avais admiré avec un prodigieux étonnement, les rues, les étalages, les foules, les palais, les voitures éclatantes, les femmes parées… Et quand, le soir, j’allais me coucher au sixième étage, j’enviais les autres domestiques de la maison… et leurs farces que je trouvais charmantes… et leurs histoires qui me laissaient dans des surprises merveilleuses… Si peu de temps que je sois restée dans cette maison, j’ai vu là, le soir, au sixième, toutes les débauches, et j’en ai pris ma part, avec l’emportement, avec l’émulation d’une novice… Ah! que j’en ai nourri alors des espoirs vagues et des ambitions incertaines, dans cet idéal fallacieux du plaisir et du vice…

Hé oui!… On est jeune… on ne connaît rien de la vie… on se fait des imaginations et des rêves… Ah, les rêves! Des bêtises… J’en ai soupé, comme disait M. Xavier, un gamin joliment perverti, dont j’aurai à parler bientôt…

Et j’ai roulé… Ah! ce que j’ai roulé… C’est effrayant quand j’y songe…

Je ne suis pas vieille, pourtant, mais j’en ai vu des choses, de près… j’en ai vu des gens tout nus… Et j’ai reniflé l’odeur de leur linge, de leur peau, de leur âme… Malgré les parfums, ça ne sent pas bon… Tout ce qu’un intérieur respecté, tout ce qu’une famille honnête peuvent cacher de saletés, de vices honteux, de crimes bas, sous les apparences de la vertu… ah! je connais ça!… Ils ont beau être riches, avoir des frusques de soie et de velours, des meubles dorés; ils ont beau se laver dans des machins d’argent et faire de la piaffe… je les connais!… Ça n’est pas propre… Et leur cœur est plus dégoûtant que ne l’était le lit de ma mère…

Ah! qu’une pauvre domestique est à plaindre, et comme elle est seule!… Elle peut habiter des maisons nombreuses, joyeuses, bruyantes, comme elle est seule, toujours!… La solitude, ce n’est pas de vivre seule, c’est de vivre chez les autres, chez des gens qui ne s’intéressent pas à vous, pour qui vous comptez moins qu’un chien, gavé de pâtée, ou qu’une fleur, soignée comme un enfant de riche… des gens dont vous n’avez que les défroques inutiles ou les restes gâtés:

– Vous pouvez manger cette poire, elle est pourrie… Finissez ce poulet à la cuisine, il sent mauvais…

Chaque mot vous méprise, chaque geste vous ravale plus bas qu’une bête… Et il ne faut rien dire; il faut sourire et remercier, sous peine de passer pour une ingrate ou un mauvais cœur… Quelquefois, en coiffant mes maîtresses, j’ai eu l’envie folle de leur déchirer la nuque, de leur fouiller les seins avec mes ongles…

Heureusement qu’on n’a pas toujours de ces idées noires… On s’étourdit et on s’arrange pour rigoler de son mieux, entre soi.

Ce soir, après le dîner, me voyant toute triste, Marianne s’est attendrie, a voulu me consoler. Elle est allée chercher, au fond du buffet, dans un amas de vieux papiers et de torchons sales, une bouteille d’eau-de-vie…

– Il ne faut pas vous affliger comme ça, m’a-t-elle dit… il faut vous secouer un peu, ma pauvre petite… vous réconforter.

Et m’ayant versé à boire, durant une heure, les coudes sur la table, d’une voix traînante et gémissante, elle m’a raconté des histoires sinistres de maladies, des accouchements, la mort de sa mère, de son père, de sa sœur… Sa voix devenait, à chaque minute, plus pâteuse… ses yeux s’humectaient, et elle répétait, en léchant son verre:

– Il ne faut pas s’affliger comme ça… La mort de votre maman… ah! c’est un grand malheur… Mais qu’est-ce que vous voulez?… nous sommes toutes mortelles… Ah! mon Dieu! Ah! pauvre petite!…

Puis, elle s’est mise tout à coup à pleurer, à pleurer et tandis qu’elle pleurait, pleurait, elle ne cessait de gémir:

– Il ne faut pas s’affliger… il ne faut pas s’affliger…

C’était d’abord une plainte… cela devint bientôt une sorte d’affreux braiement, qui alla grandissant… Et son gros ventre, et sa grosse poitrine, et son triple menton, secoués par les sanglots, se soulevaient en houles énormes…

– Taisez-vous donc, Marianne, lui ai-je dit… Madame n’aurait qu’à vous entendre et venir…

Mais elle ne m’a pas écoutée, et pleurant plus fort:

– Ah! quel malheur!… quel grand malheur!…

Si bien que, moi aussi, l’estomac affadi par la boisson et le cœur ému par les larmes de Marianne, je me suis mise à sangloter comme une Madeleine… Tout de même… ce n’est point une mauvaise fille…

Mais je m’ennuie ici… je m’ennuie… je m’ennuie!… Je voudrais servir chez une cocotte, ou bien en Amérique…

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