Ombres folles, courez au bout de vos désirs
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage.
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme des loups
Faites votre destin, âmes désespérées,
Et fuyez l'infini que vous portez en vous.
charles B.
Une furie d'impuissance faisait
tressauter son doigt sur la gâchette.
james E.
Le café lui a fait du bien. Nadine tient le volant d'une main, s'étire en conduisant. Elle met une cassette dans l'autoradio: Lean on me or at least rely.
La petite rousse la surveille, la bouche grande ouverte. Elle plisse le nez en signe de perplexité mais ne fait aucun commentaire. Elle grogne quand Nadine monte le son mais ne lui demande pas de baisser. Elle a une sale plaie à la lèvre droite, pas encore à l’étât de croûte.
Elle se méfie à chaque bifurcation d'autoroute, soupçonne visiblement Nadine de vouloir l'emmener où elle ne veut pas aller.
Nadine n'a jamais vu quelqu'un se tenir aussi mal, ni parler aussi mal. Ça l'a plus amusée de la voir sortir un flingue que surprise ou terrorisée. Elle le tient n'importe comment, ses ongles rongés et couverts de vernis écaillé font des taches rouges sur la crosse. Elle a des petits doigts, boudinés et jaunis par la clope.
Nadine ne se sent pas menacée. Elle est contente d'être prise en charge. Elle n'a pas envie de désobéir, elle est mieux dans cette voiture que seule devant la gare.
Et puis la Bretagne, c'est une bonne idée.
Depuis qu'elles sont dans la voiture, Nadine a la sensation d'avoir déjà vu la petite. Mais elle a trop de mal à se concentrer pour chercher sérieusement d'où lui vient cette impression.
Ça lui revient quand elle sort un tube de rouge à lèvres de son sac et se barbouille la bouche, penchée sur le rétroviseur. Ce geste remet en fonction la mémoire de Nadine:
– J'étais sûre de t'avoir déjà vue. Dans un film, avec des chiens.
– Et un cheval, ouais. Oublie pas le cheval, ça serait dommage. Comment ça se fait que tu connais ça?
– Je m'en souviens bien à cause d'une scène avec le paysan. Tu brailles qu'il bande mou et que c'est toujours la même histoire avec ces connards de hardeurs et ils n'ont pas coupé ce passage. C'est pour ça que ça m'a marquée.
– Je t'ai demandé où t'avais vu ça. Ton copain est porté sur la chose?
– J'ai pas de copain, je suis portée sur la chose toute seule.
– Un point pour toi.
– T'es parfaite dans ce film, nonobstant ce morceau d'anthologie, je t'ai trouvée très pimpante dans l'ensemble.
– J'aurais dû être une star du porno hard, t'es bien la première personne que je rencontre qui en soit consciente. Encore un point pour toi.
– T'as tourné beaucoup?
– Pas tant que ça. Celui que t'as vu, c'est un des mieux. Je voulais qu'ils l'appellent «Dog knows best» et ils m'ont envoyée chier. Ils sont tristes à mourir les tocards dans le porno. C'est pour ça que je tourne pas beaucoup, on n'est pas fait pour s'entendre.
Nadine lui tend la main, sans quitter la route des yeux: «Enchantée, vraiment.» Elle sourit franchement pour la première fois et Manu remarque que ça lui va bien. Elle serre la main tendue.
Elle ne sait pas trop quoi penser de cette fille. Elle se cure les dents en y réfléchissant, déglutit bruyamment et aboie:
– Putain, ce qui fait soif! Faut qu'on s'arrête. Faut que je me restaure, faut boire du café.
– Il y a une station-essence pas loin. J'ai vu un panneau.
– Bonne nouvelle. Mais t'as pas intérêt à me faire d'embrouilles quand on sera là-bas.
– J'ai carrément pas intérêt. Tu crois pas si bien dire. Faudra penser à prendre de l'essence aussi.
Manu renonce à penser quoi que ce soit de cette fille. Apparemment, ça la promène de conduire jusqu'à la mer. La petite regarde son flingue, soupire et le range.
Elle sort la boîte de Dynintel, pour compter combien il en reste:
– Je veux bien te faire confiance, mais je voudrais quand même pas dormir. Y en a assez pour deux si ça te tente.
Nadine fixe la boîte d'amphétamines un long moment. Ça a l’air de beaucoup l'émouvoir. Manu se demande vraiment à qui elle a à faire. En même temps, la grosse lui plaît bien, elle n'est pas contrariante et elle fait preuve de bon goût. Nadine fait signe de la tête qu'elle en prendra aussi, ajoute qu'elle préfère attendre qu'elles achètent de l’eau. Manu les gobe tout de suite en expliquant:
– J'ai pas besoin de boire pour les avaler: je salive à fond. C'est pratique pour les pipes aussi.
Nadine l'entend de loin. Elle se remet l'image de Francis le crâne déchiré dans le noir.
La présence de la petite à côté lui dérange la projection interne, l'empêche de le prendre vraiment mal. Elle répète sans faire attention à ce qu'elle dit:
– Je suis vraiment enchantée de te rencontrer, vraiment.
Manu grimace:
– T'es tout le temps comme ça ou t'as eu un mortel choc aujourd'hui? Faudrait te reprendre, grosse, j'ai pas d'affinité avec les débiles mentales.
Station-essence, lumière blanche plein la tête, les couleurs leur cognent dans la pupille. Quelques clients déambulent dans les rayons et autour de la machine à café.
Toilettes gris métallisé excessivement propres, des femmes se remaquillent devant les miroirs. Une autre change un bébé.
Nadine se regarde dans la machine où on se sèche les mains. Ça déforme le visage, lui donne des allures de monstre égaré et souriant.
Avant de descendre de voiture, Manu a fourré une poignée de billets dans sa poche. Elle déambule dans les rayons en emportant un peu n'importe quoi. Sandwichs, chocolat, whisky, sodas.
Quand elle voit Nadine qui sort des chiottes, elle lui demande si elle veut quelque chose, hurle, alors que l'endroit est d'un calme serein.
La grande fait signe qu'elle n'a besoin de rien. Manu insiste:
– Viens voir Anal et Sperme, la couverture est hyper bien. Style gore.
Nadine se rapproche, romans-photos sous Cellophane avec une étiquette énorme pour masquer la bite de couverture. C'est vrai que le lettrage est amusant, la petite lui arrache le journal des mains et se dirige vers la caisse.
Elle pose tout ce qu'elle a sur le comptoir. Puis sort des plaquettes de chocolat de sous son pull en déclarant négligemment:
– Réflexe stupide: j'ai de quoi payer.
Elles reviennent à la voiture. Nadine change la cassette: So unreal now how I lie and try to deny the things that I feel. Avant de remettre le contact, elle arrache le Cellophane autour des journaux, pendant que Manu classe les victuailles par tas sur le siège arrière.
Sur la première photo, une blonde avec des cheveux très longs est à cheval sur un tabouret de bar et elle tient ses fesses écartées pendant qu'un mec en costard la travaille par-derrière. Un collègue à eux les regarde faire, attend visiblement son tour.
Sur la deuxième photo, gros plan d'anus ridé distendu par une teb.
Elle feuillette rapidement le reste du bouquin. Double pénétration sur une table de billard. La fille porte des talons à aiguille noirs très hauts, une chaînette à la cheville. Le sexe entièrement épilé, le clit percé. Elle a vraiment beaucoup d'allure. En tout cas, elle impressionne considérablement Nadine.
Manu s'occupe de faire le plein, s'installe dans la voiture:
– Il est bien alors?
– La fille est cool, elle réinvente la pipe, carrément.
– OK. Tu verras ça plus tard, on dort pas ici.
Elles sortent du parking, Manu se retourne régulièrement pour attraper quelque chose à manger derrière. Elle parle le plus souvent possible la bouche pleine:
– Putain, c'est chouette de pas avoir à compter ta thune, y a pas, on rigole tout de suite plus.
Elle ouvre tous les paquets, en fout partout dans la voiture, plein dans sa bouche aussi, salé sucré confondus. Une certaine constance dans le n'importe quoi. Elle en fait trop systématiquement: trop de bruit, trop d'excitation, trop de vulgarité. Elle semble entraînée et capable de tenir ce rythme un moment.
Elle partage les Dynintels. À partir du moment où ils font de l'effet, elle n'arrête plus de parler.
Nadine sourit en l'écoutant, la trouve globalement très sensée.
Elles roulent en direction de Brest. Manu a décidé que c'était la bonne destination. Elle a demandé: «Ça va pour toi, grosse?» et Nadine a acquiescé avec enthousiasme.
Elles arrivent à la ville avant que les bars ne soient ouverts. Cherchent la plage, se perdent et la trouvent par hasard.
Manu hurle à pleins poumons:
– Putain, c'que c'est chouette!
Elle entreprend une drôle de danse, qui tient du pogo et du swing en braillant à tue-tête: «L'air iodé, voilà ce qu'il me fallait.» Moulinets avec les bras, secouement de tête. Démonstration de joie.
Assise un peu plus loin, Nadine la regarde faire.
Manu vient s'asseoir à côté d'elle:
– Moi, maintenant, je propose qu'on déjeune copieusement dès que les connards ouvrent leurs bars. Après, faut que je dorme, je vais prendre une chambre d'hôtel. Qu'est-ce que tu fais, toi?
Nadine hausse les épaules, regarde la mer en cherchant quoi répondre. C'est le premier moment gênant depuis plusieurs heures.
– Je sais pas. Je déjeune avec toi.
Ça lui rappelle les fins de soirée où elle a envie de rentrer avec un garçon mais qu'elle n'ose pas le dire franchement.
Elle se sent bien avec la petite, elle n'est pas forcée de faire attention. Mais elle a honte de dire franchement qu'elle voudrait rester avec elle. Parce que la petite a l'air de savoir où elle va et de n'avoir besoin de personne pour bien rigoler.
Manu crache de côté:
– Ben, viens à l'hôtel avec moi. Je sais pas ce que t'en penses, mais moi je trouve que ça serait dommage qu'on s'arrête en si bon chemin.
Cette fois, tout se passerait comme Nadine en a envie. Elle n'aurait pas à se contenter de ce qui se passe en évitant de se plaindre.
Pour cette fois, tout se passerait très simplement: pas de raison qu'elles s'arrêtent en si bon chemin.
Elles tournent dans la ville jusqu'à ce que Manu voie un hôtel qui lui plaise.
– On a les moyens de dormir là où c'est classe, ça serait dommage de pas en profiter.