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Finalement, elle se fait remarquer à la réception d'un établissement trois étoiles, explique qu'elle veut «des piaules qui s'touchent, avec des mortelles douches et la télé» en se grattant le ventre à travers son tee-shirt. Nadine se tient derrière, gênée et amusée. Elles prennent une chambre avec deux lits parce que c'est tout ce qui reste. Ça arrange Nadine qui n'avait pas envie de se retrouver seule.

Elle s'allonge pendant que Manu inspecte toute la chambre. Met son walkman et s'endort presque aussitôt.

The words don't fit, I feel like I can't speak, things are looking bleak, please go easy on me, I don't know what's wrong with me, please be gentle with me, take it easy, take it easy.

Elles dorment jusqu'au soir. Sommeil profond d'après speed. Manu réveille l'autre en hurlant de la baignoire:

– Putain, c'qu'il est chouette cet endroit, j'y crois pas une seconde, la baignoire c'est mieux qu'une piscine et le bain moussant mousse à fond. Ça pue un peu quoi. Tu vas pas dormir jusque demain quand même?

Il faut quelques secondes à Nadine pour émerger et se souvenir de tout.

La petite descend chercher à boire, revient avec deux bouteilles de Jack dans des boîtes noires. Elle remplit le verre à dentifrice, le pose en équilibre sur le radiateur pour ouvrir la porte-fenêtre.

Nadine sort de sa douche au moment où le verre se renverse. Elle hausse les épaules et déclare doctement:

– Faut pas déconner avec le Jack, Manu, faut pas.

Elle s'allonge sur le ventre pendant que la petite éponge avec son tee-shirt. Puis elle grommelle:

– J'suis pas femme de ménage ici.

Elle abandonne la tache, se tourne vers Nadine et reste bouche bée un instant. Déclare:

– Tu sais, Nadine, on voit bien ton dos d'ici.

Nadine se retourne, tire ses cheveux en arrière, sourit avec niaiserie et se tire sur la terrasse.

L'autre la suit, la bouteille serrée contre sa petite poitrine. Elle porte un soutien-gorge à balconnets vert bouteille, quelque chose d'assez surprenant, avec des coutures dorées par endroits.

Elle braille:

– Je veux pas faire dans le harcèlement, niais je trouve que t'esquives bien vertement. Qu'est-ce que t'as fait à ton dos, grosse, t'avais pas été sage?

Nadine passe sa main dans son dos sans répondre. Au toucher, les boursouflures sont énormes, reliefs sinueux et durs. Manu s'approche et demande si elle peut y regarder de plus près.

Elle tient le tee-shirt soulevé jusqu'aux épaules, considère la chose un moment. Nadine se laisse voir en silence.

Des traînées sombres lui éclaboussent tout le dos, comme une fresque rageusement raturée. Inquiétants hiéroglyphes déchaînés dans la chair.

Manu soupire, laisse retomber le tee-shirt et commente:

– J'ai du mal à comprendre ça. Mais c'est assez joli, ça fait art abstrait, quoi. On t'a fait ça avec quoi?

– Cravache.

– Ça donne un genre, y a pas à dire.

Elle passe la bouteille à Nadine et insiste:

– Je vois bien que t'as pas l'intention d'en parler, mais je voudrais bien que tu en parles. Je comprends pas, moi, faut que tu m'élargisses l'esprit. C'est des trucs de peine-à-jouir ces bordels-là, tu m'avais pas dit que t'avais besoin qu'on te cogne.

– J'ai pas besoin qu'on me cogne, je suis payée pour ça.

– Je crois avoir entendu parler de filles qui se font payer pour faire du sexe sans se faire marave. Pourquoi t'es là-dedans, toi?

– Un jour – par «hasard» – tu tombes sur un client qui te préfère attachée. Ensuite – juste «pour voir l'effet que ça fait» – tu diversifies les expériences. Avec le temps, tu rentres dans le move. Quand j'étais gamine, je m'imaginais volontiers solidement ligotée sur une table de bar, mon cul bien ouvert, et de nombreux messieurs dont je ne pouvais pas voir le visage me faisaient des choses déroutantes. Et très dégradantes. Et très agréables.

– On a toutes des rêves d'enfants, je respecte ça. Mais quand même, c'est un loisir pour friqués désœuvrés, de la sensation pas chère.

– Qu'est-ce que tu veux que je te dise? C'est vrai que c'est décevant à la longue.

– Tu dis ça, mais je suis sûre que tu pisses toute ta mouille chaque fois qu'un connard te parle mal; maintenant que tu m'en parles, ça m'étonne pas de ta part.

– C'est décevant à cause du moule, sortir d'un consensus et retomber dans un autre. Pas de dérèglement, pas de vrai dérapage.

– OK toi tu rêvais d'arrachage de tête à la tronçonneuse et ces connards sont à peine capables de t'esquinter le dos. Ça doit être frustrant.

Nadine sourit. Elle cherche ses mots quand elle parle, hésite à chaque nouvelle phrase. Se rend compte qu'elle n'a pas l'habitude de faire un effort pour s'expliquer. Ça ne l'avait encore jamais gênée.

La petite insiste:

– Raconte-moi en détail. Par exemple, comment on t'a fait ça?

– C'était avec un type petit avec des lunettes énormes, une super monture. Il avait aussi une énorme bite, pas monstrueuse en soi mais franchement disproportionnée par rapport à sa taille.

Nadine s'interrompt. Elle fait un effort pour se souvenir de comment elle a fait la putain pour lui. Debout au milieu du salon, elle lui tournait le dos. Il lui a dit de se pencher, se pencher mieux, qu'il la voie bien. Elle ne pouvait pas voir ce qu'il faisait derrière elle. Il l’a débarrassée de l'usage de ses mains en les lui attachant dans le dos; s'est servi d'elle comme il l'entendait, de sa bouche aussi longtemps qu'il le souhaitait, a joué avec son cul et gloussé de contentement en l'entendant crier. Tous pouvoirs sur elle, jusque la faire hurler et supplier d'arrêter quand il s'est mis à la frapper. Son bras se levait et retombait, inexorablement. Elle ne pouvait rien faire pour se soustraire aux coups. À disposition.

Parfois, il cessait de cogner, lui parlait doucement, la caressait comme on rassure une chienne malade, l'apaisait. Puis recommençait.

La raison se révolte et le corps prisonnier, obligé d'endurer. Elle léchait ses mains quand il s'interrompait, en signe de reconnaissance. Puisqu'elle adorait ça, léchait son gland quand il se branlait à quelques centimètres de sa bouche, attendait pieusement qu'il l'éclaboussé de foutre. Elle avait supplié et gémi pour qu'il la baise par le cul, imploré pour qu'il vienne.

Ces pratiques-là. Tellement grotesques et déplacées maintenant qu'elle voudrait en parler. Incongrues.

Nadine sourit à la petite en signe d'impuissance, s'excuse:

– Pas moyen de te raconter ça.

– C'est bien ce que je dis: t'es bloquée du cul. C'est pour ça que t'aimes ça et c'est pour ça que tu peux pas me le raconter. Tu travaillais où?

– Je racolais sur Minitel.

– Quelle tristesse! C'est un truc de paumés.

– Manu?

– Ouais?

– La bouteille de Jack, enfonce-toi-la bien profond, je t'emmerde.

4

Terrasse écrasée de soleil, elles lisent le journal en silence. Des articles concernant «un inspecteur de police sauvagement abattu à son domicile, sa compagne étendue à côté», ainsi que quelques lignes sur «un règlement de comptes entre petits gangsters». Manu s'étonne de ce qu'ils n'ont pas encore fait le rapprochement. Elle est de bonne humeur, visiblement satisfaite de faire couler un peu d'encre.

Apéritif prolongé, elles sont déjà raides quand elles s'installent au fond d'un restaurant peu fréquenté. Descendent trois bouteilles de rouge, il n'y a plus personne aux tables alentour. Manu touche le bras du serveur sous n'importe quel prétexte, prend un malin plaisir à le sentir mal à l'aise. À mesure que l'heure tourne, elle le retient de plus en plus vigoureusement, lui parle à quelques centimètres de la bouche. Mauvais sourire quand il essaie de se dénier.

Elle a toujours un verre à la main et s'interrompt régulièrement dans ses déclarations pour le porter à sa bouche:

– Je suis vraiment qu'une clocharde. Dans les films, les mecs ont toujours des répliques définitives au moment de shooter. Tu vois le genre?

– Non. Je ne regarde jamais de film.

– Tu vas jamais au cinéma? Tu regardes jamais la télé?

– Non. Que des films porno. Le reste, ça me fatigue. J'ai vu Gone with thé wind quand j'étais môme, je crois pas avoir vu d'autre film en entier.

– Comment veux-tu qu'on discute après ça…

Elle attrape le serveur au vol, demande une nouvelle bouteille, commente:

– Putain, trois dans la journée, ça c'est de l'entrée dans la vraie vie, on peut fêter ça dignement.

Nadine sourit en allumant une clope:

– C'est quand même surprenant qu'on se soit rencontrées ce jour-là.

– C'est pas surprenant, c'était le moment ou jamais.

– On peut voir ça comme ça. C'est toujours pareil pour moi, je me sens jamais comme je devrais, et je fais jamais attention aux choses qui comptent… Par exemple, ce soir c'est pas le moment de me sentir bien. Et je me sens carrément bien. J'ai pas l'émotion adéquate.

– Moi aussi, je me sens bien, je vois pas ce que ça a d'inadéquat. Il se pourrait qu'on s'amuse un peu… T'as idée de ce que tu vas faire, toi? On pourrait profiter de ce qu'on a un peu de thunes pour faire du voyage.

– Y a nulle part où j'ai envie d'aller. Et puis il faut que je sois à Nancy le 13, j'ai promis à Francis.

– Ça m'était sorti de la tête. C'est vrai qu'une promesse faite à un garçon qui filtre le speed pour le boire pur ne se trahit pas. Je propose qu'on reste ensemble d'ici là, à moins que tu préfères…

– On reste ensemble, tout le plaisir est pour moi.

– Parfait. Faut appeler ce garçon qu'il nous mette un whisky qu'on porte un toast…

Manu s'agite et l'appelle. Comme il ne vient pas assez vite, elle se lève pour commander au comptoir. Elle se cogne dans les tables en passant. Puis revient s'asseoir tant bien que mal et demande:

– Pourquoi elle passe les frontières à vélo, l'autre?

– Je sais pas bien, elle s'était barrée pour une histoire d'acides, s'était fait envoyer une centaine de trips par la poste. Qui ne sont jamais arrivés à bon port. Par contre, les flics sont passés un matin où elle n'y était pas, coup de chance. Elle s'est trissée le jour même, je dois lui filer un passeport et une enveloppe. Genre lettre de recommandations et vœux de bonne continuation. Elle a l'air bien, cette fille, je l'avais déjà vue plusieurs fois, une bonne tête…

– Ça doit être chiant d'être en cavale, tu dois jamais dormir tranquille.

– On devrait avoir un avis sur la question d'ici peu.

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