Manu n'a pas l'âme d'une héroïne. Elle s'est habituée à avoir la vie terne, le ventre plein de merde et à fermer sa gueule.
Il n'y a strictement rien de grandiose en elle. À part cette inétanchable soif. De foutre, de bière ou de whisky, n'importe quoi pourvu qu'on la soulage. Elle en rajoute même un peu dans l'apathie et le sordide. Ne déteste pas se vautrer dans le vomi. Elle est en relative osmose avec le monde, trouve presque tous les jours de quoi boire et un garçon pour l'enfiler.
L'enfant ne se rend pas compte de ça, combien la révolution est trop loin de son trou pour l'intéresser. De plus, il faut pour s'exalter comme il le fait un sens de la sublimation et du respect de soi qui font défaut à Manu.
Elle fouille dans un tiroir à la recherche d'une bouteille de vernis à ongles. Elle l'interrompt sèchement:
– Qu'est-ce que tu viens me faire chier à domicile toi? Mais, putain, d'où tu sors pour me donner des leçons? Et comment tu peux affirmer qu'il a été assassiné?
– Tout le monde le sait, tu disais toi-même que…
– Je raconte ce que je veux et je bois assez pour qu'on y fasse pas attention. En plus, moi j'ai dit que ça lui ressemblait pas de se pendre et c'est toi qu'as traduit que c'était les flics qui l'avaient rectifié. Et je te déconseille de confondre mes conneries avec les tiennes.
Elle a trouvé sa bouteille de vernis et la tient serrée dans son poing qu'elle brandit très près du nez de l'enfant. Il se rétracte prudemment, bredouille quelque chose signifiant qu'il s'excuse, qu'il cherchait pas à la blesser. En partie, parce qu'il n'est pas méchant; en partie, parce qu'il la croit capable de lui fracasser la tête. Elle n'a pas la violence maîtrisée et elle n'attendra pas que le moment soit politiquement adéquat pour se défouler.
L'enfant a raison de battre en retraite parce qu'elle est effectivement sur le point de le cogner.
Elle sait tout aussi bien que lui que Camel ne s'est sûrement pas pendu tout seul. Il était trop fier pour ça. Et même s'il n'était pas très doué pour vivre, il y trouvait suffisamment d'agréments pour continuer encore un moment. Et surtout, Camel ne se serait pas suicidé sans égorger une bonne demi-douzaine de ses contemporains. Elle l'a assez connu pour en être persuadée. Ils s'entendaient plutôt bien, traînaient volontiers ensemble et partageaient les mêmes théories sur quoi faire pour bien rigoler.
Son corps a été découvert la veille, pendu dans un couloir. Les dernières personnes à l'avoir vu vivant sont les flics responsables de sa conditionnelle. Personne ne saura jamais ce qui s'est réellement passé. Et l'enfant a raison, c'est difficile même pour elle d'admettre ça sans rien faire. Elle y parviendra cependant.
Elle n'aime pas les ruses qu'il déploie pour l'associer à son indignation, ni qu'il cherche à s'approprier cette mort pour servir ses convictions. Il a le sentiment que ce cadavre lui revient de droit, sera politique ou ne sera pas. Il la méprise ouvertement pour sa lâcheté. Manu lui trouve la gueule singulièrement épargnée pour se permettre du mépris, elle pourrait arranger ça.
Elle prend soin d'ouvrir une bière d'avance avant de commencer à se vernir les ongles. Elle sait d'expérience qu'elle a soif bien avant qu'ils soient secs. Elle hésite, puis en propose une au morveux pour lui montrer qu'elle ne lui en veut pas plus que ça. D'ici peu de temps, elle sera trop déchirée pour que cette histoire l'affecte. Elle finit toujours par bien se faire à l'idée qu'il y a une partie de la population sacrifiée; et dommage pour elle, elle est tombée pile dedans.
Elle met autant de vernis sur la peau que sur les ongles parce que sa main tremble toujours un peu. Pourvu que ça fasse de la couleur sur les queues quand elle les branle…
L'enfant a un regard réprobateur en la voyant faire. Le vernis à ongles ne fait pas partie de ce qu'il considère comme juste. C'est une marque de soumission à la pression machiste. Mais comme Manu appartient à la catégorie des oppressés victimes d'un manque d'éducation, elle n'est pas tenue d'être éthiquement correcte. Il ne lui tient pas rigueur de ses manquements, il a juste pitié d'elle.
Elle souffle bruyamment sur sa main gauche avant de commencer la droite. L'enfant lui fait penser à une vierge égarée dans les douches d'une prison pour hommes. Le monde ambiant l'offense avec un acharnement lubrique. Il est effarouché par tout ce qui l'entoure, et le diable use de tous les coups de vice pour lui défoncer la pureté.
On sonne à la porte. Elle lui demande d'ouvrir en agitant les mains pour que ça sèche plus vite. Radouan entre.
Il connaît l'enfant de vue car ils habitent le même quartier, mais sa présence chez Manu le déconcerte un peu car ils ne s'adressent jamais la parole. Les gauchistes prennent les Arabes pour des cons réactionnaires et facilement religieux. Les Rebeux prennent les gauchistes pour des clochards imbibés d'alcool et massivement homosexuels.
Radouan déduit finement qu'elle a attiré l'enfant chez elle histoire de le prendre sur son ventre. Ça ne l'étonné pas d'elle. Il demande s'il dérange en adressant discrètement à Manu des signes de connivence grivoise. Tellement discrètement que l'enfant rougit violemment et se tortille sur sa chaise. Le sexe, encore un sujet sur lequel on ne plaisante pas.
Manu ricane bêtement avant de répondre à Radouan:
– Bien sûr que non, tu déranges pas. On s'est croisé à l'épicerie, il est monté me parler de Camel. T'as mangé? Il reste des pâtes au Frigidaire.
Radouan se sert, fait comme chez lui parce qu'il est tellement souvent là qu'il y est comme chez lui. L'enfant a repris la parole, ravi d'avoir un nouvel interlocuteur.
Il reproduit ce qu'il dénonce avec une inquiétante tranquillité d'esprit. Petit-fils de missionnaire, il entreprend de convertir les indigènes du quartier à son mode de pensée. Ne leur veut que du bien, aimerait pouvoir les éclairer.
L'enfant n'est pas très perspicace, mais il comprend néanmoins rapidement que Radouan est encore moins sensible à son discours que Manu. Profondément peiné, il prend congé.
Manu lui dit gentiment au revoir. Le pire, avec les cons, c'est qu'ils ne sont strictement antipathiques que dans les films. Dans la vraie vie, il y a toujours quelque chose qui traîne de chaleureux, d'aimable.
Et puis l'enfant n'a pas tort dans le fond. Il n'y a bien que les flics qui soient strictement détestables dans la vraie vie.
Elle passe une deuxième couche de vernis sans attendre que la première soit sèche. Parce qu'elle n'a pas que ça à foutre. Radouan sort une barre de tamien avec fierté:
– T'as des feuilles à rouler?
– Dans la corbeille derrière toi. Tu fumes maintenant, toi?
– Ça va pas, non? C'est pour toi, c'est cadeau du King Radouan.
– Il est dealer comme son grand frère maintenant, Trou-du-cul Radouan?
– T'occupes… Je fais mon business, j'ai la situation bien en main.
– Je m'en occupe pas. C'est pour ça qu'en ce moment t'es sapé comme un dur? On dirait que t'es sponsorisé par toutes les firmes de sapes de luxe de la planète. Tout le monde en parle de ton business dans le quartier, t'es tellement con que tu vas pas attendre de te faire embarquer par les flics pour t'attirer des ennuis, tu vas te faire coincer avant par les mecs du quartier…
– T'inquiètes, j'te dis, t'y connais rien. Fais confiance et goûte le tamien du King Radouan, c'est le meilleur de tout le pays et c'est cadeau pour toi.
Il colle soigneusement ses deux feuilles. Comme il ne fume pas, il n'a pas l'habitude de rouler et il fait ça avec précaution. Mouille la cigarette sur toute sa longueur et l'éventre, comme il l'a vu faire par les anciens. Il jubile parce qu'il est bien habillé et qu'il peut faire un cadeau à Manu.
Elle jubile moins parce qu'elle a entendu de sales histoires sur son compte. Des embrouilles qu'il faisait à des gens qui ont perdu l'habitude de se faire embrouiller. Elle ne trouve rien à lui dire pour le raisonner. Elle n'avait rien trouvé à dire non plus quand il a commencé à dealer. Aucun projet excitant à lui soumettre pour qu'il reste dans le droit chemin. Elle répète:
– Fais attention à toi, sers-toi de ton crâne un peu.
Et le laisse changer de sujet.
– T'as pas vu Francis récemment?
– Pas ces derniers jours, non…
– Ça fait un moment qu'il n'a pas donné de nouvelles. Tu me mets un demi?
Il fait sombre même en plein jour dans ce bar. Le long de l'interminable comptoir s'échoue une horde d'habitués hétéroclite. Kaléidoscope d'histoires, lumières artificielles et brouhaha de conversations en chasse-croisé. Les gens glissent les uns vers les autres, s'associent pour un verre, s'aident à tuer le temps jusqu'à ce qu'ils soient assez défoncés pour supporter de rentrer chez eux.
Nadine est encore en plein brouillard de raide, ça la rend perspicace et sensible aux détails. La bière est fraîche, elle vide son demi en deux temps.
Quelques étudiants révisent à la table près de l'entrée. Cahiers ouverts sur la table, psalmodient des formules en essayant de les retenir.
À l'autre bout du comptoir, un garçon discute avec le serveur tout en surveillant discrètement l'entrée, qu'aucune fille ne rentre à son insu. Il les projette mentalement dans diverses positions, savoure l'émotion déclenchée sans s'interrompre dans sa discussion. Il a la pensée conditionnée au sexe comme les poumons à la respiration. Il vient là régulièrement et Nadine ne se lasse pas de le regarder de loin.
Peut-on être lassant d'amoralité?
Dans un renfoncement de la salle, un jeune garçon juché sur un tabouret joue au jeu électronique. Une fille à ses côtés regarde les formes de couleur descendre et s'emboîter. Il lui a à peine dit bonjour, il est concentré sur sa partie. Elle tente quand même de lui parler:
– Tu sais, je viens de voir l'assistante sociale. Elle m'a dit que tu devrais passer la voir.
– Fous-moi la paix, je t'ai déjà dit que je n'avais droit à rien.
Il lui a répondu brusquement mais sans aménité. Il voudrait juste qu'elle le laisse tranquille. Elle reprend après un court silence, tenace mais s'excusant par avance:
– Il y a du courrier pour toi à la maison, tu veux que je te le ramène?
Il ne semble même pas l'avoir entendue. Elle insiste, le plus doucement qu'elle peut, parce qu'elle sait qu'elle l'agace à le déranger quand il joue, mais c'est plus fort qu'elle:
– Ça fait cinq jours que tu n'es pas rentré dormir. Si tu ne veux plus qu'on habite ensemble, tu n'as qu'à me le dire.