Dans le train, elle a gerbé dans l'allée puis s'est endormie. C'est le contrôleur qui l'a réveillée. Mal de crâne tonitruant, un pur calvaire.
Elle se souvient vaguement de ce qui s'est passé et de pourquoi elle est là. Mais trop malade pour penser à quoi que ce soit.
Dans l'appartement vide de sa mère, elle prend un bain, fouille dans l'armoire à pharmacie pour trouver de l'Aspirine. C'est plein de calmants, sa mère en prend tout le temps. Elle en abuse à l'occasion. Manu se souvient d'elle qui chante doucement devant la télé, parle toute seule et s'arrête net au milieu d'une pièce, incapable de savoir ce qu'elle était en train de faire. En pensant à elle comme ça, Manu a un éclair de tendresse triste. Mais l'agacement reprend le dessus presque aussitôt: cette femme serait moins conne, elle serait moins dépressive.
En s'essuyant, elle se voit dans la glace. Elle a le corps plein de marques, elle a plus ramassé qu'elle le croyait. Heureusement, la gueule ça va, à part la lèvre un peu gonflée. De la chance d'avoir le nez intact.
Elle réchauffe une tarte aux épinards dans le micro-ondes, boit de grands bols de café noyé dans du lait à 0 % de matière grasse.
Elle fracture le couvercle de la caisse qu'elle a prise chez Lakim. Ça lui prend un moment avant qu'il ne cède.
Les billets sont usés mais soigneusement repassés. L'ombre d'un remords l'effleure quand elle imagine Lakim en train de la remplir soir après soir. Puis elle se met à compter et les scrupules s'évanouissent.
Un peu plus de 30 000 francs, de quoi faire un bon week-end.
Manu fouille encore un peu dans la maison, trouve des Dynintel qu'elle met de côté.
Elle mange sa tarte, froide au milieu. Se rend compte qu'elle s'emmerde.
Sirène de flic. Elle a le dos trempé de sueur bien chaude en une seconde. Elle réfléchit à grande vitesse. Impossible qu'ils viennent déjà la chercher.
Pourtant, elle n'hallucine pas: il y a du grabuge dans la rue. Elle éteint la lumière et se précipite à la fenêtre.
Il s'est passé quelque chose à la pharmacie. Pas moyen de savoir quoi, mais ça brasse un tout petit peu plus loin. Des flics, des ambulanciers… De sa fenêtre, elle ne voit pas grand-chose.
Elle se rassoit. Le pharmacien est connu dans le quartier pour être à moitié taré. Mais jusqu'à maintenant, il ne s'était pas fait remarquer au point d'attirer les flics chez lui en pleine nuit.
Elle n'a plus faim. La maison lui fout le cafard. Elle parle à voix haute:
– Je ne suis pas une femme d'intérieur moi. Je suis une femme de rue et je vais aller faire un tour.
Elle vérifie que ça s'est un peu calmé dehors et elle sort.
Devant la gare, il y a une fille adossée au mur qui regarde fixement le sol. Du trottoir d'en face, Manu entend de la musique sortir de son walkman.
Elle vient peut-être de se faire plaquer par son mec et elle ne sait pas où dormir. Ou bien elle voulait visiter la banlieue la nuit. En tout cas, elle n'a pas peur pour ses oreilles.
Manu traverse et se plante en face d'elle. La fille fait bien trois têtes de plus qu'elle, et le double de son poids. Elle met un certain temps à réaliser que quelqu'un veut lui parler. Elle éteint son walkman sans avoir besoin de le regarder. Elle dit, sur un ton d'excuse:
– Y a plus de train à cette heure-ci.
– Non. T'es là pour la nuit.
– Ouais, il n'y a plus de train avant demain matin.
– Ben, au moins, t'as de la conversation. Tu vas ou?
– Plutôt vers Paris.
La fille n'a pas l'air de bien savoir où elle va. Manu a mal à la tête, elle demande:
– Tu sais conduire?
L'autre répond oui.
– Ben, si tu peux conduire, moi j'ai une voiture et je veux aller à Paris.
– Ça tombe bien, ça tombe vraiment bien.
C'est dit sans conviction. Mais elle suit Manu jusque chez elle, sans rien dire de tout le trajet. Elle n'a pas l'air très éveillée. Pourvu qu'elle sache vraiment conduire…
Manu lui demande d'attendre à la cuisine, lui propose de se faire un café. Pendant ce temps, elle rassemble ses affaires.
Quand elle braille: «On peut y aller», l'autre ne répond pas. Elle a remis son walkman et Manu est obligée de la secouer par l'épaule pour qu'elle revienne à la réalité.
Elle sort la voiture du garage sans problème, la petite est rassurée quant à ses aptitudes à conduire.
Elles roulent sans parler. La grande a des cernes qu'on dirait tracés au marqueur. Une drôle de gueule. Pas désagréable en fait, mais très surprenante.
Pourvu qu'elle ait les nerfs solides. La petite regarde la route sur le côté, les arbres défilent à toute vitesse et s'étalent comme des immeubles allongés. Elle demande:
– On t'attend à Paris?
– Non, pas spécialement.
– Ça tombe bien parce que tu n'y seras pas cette nuit.
Manu sort son flingue, juste pour que l'autre le voie mais sans la mettre en joue. Elle explique:
– Moi, je suis dans la merde et c'est dommage que ça tombe sur toi, mais j'ai besoin que tu m'emmènes en Bretagne. Là-bas, tu garderas la caisse pour rentrer, elle n'est pas déclarée volée. Et même, je peux te payer le plein pour revenir.
La grosse n'a pas sourcillé. À peine arrondi les yeux. Soit c'est une ancienne de la péripétie, soit elle ne comprend vraiment rien à ce qui se passe. Elle se renseigne:
– Tu vas où, en Bretagne?
Poliment, posément. Comme si elles s'étaient rencontrées lors d'une fête et qu'elle la ramène chez elle, alors elle demande dans quel quartier elle rentre. Manu grommelle:
– J'en sais rien où je vais, je vais voir la mer.
Ça tombe bien que la grosse le prenne comme ça parce que Manu n'avait pas envie de faire la route avec une émotive. Elle a trop mal à la tête. Elle ajoute:
– On va voir ça en route. Le seul truc que je veux que tu comprennes, c'est que si tu m'emmerdes, tu seras pas la première à qui je brûle la cervelle aujourd'hui.
Elle a dit ça pour que les choses soient bien claires et pour tester la grosse. Celle-ci a souri. Manu regarde la route. Elle n'y croit pas une seule seconde.