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– Quelle tentative? Où? Quand? Je n'ai même jamais rencontré cette demoiselle!

– Mais si: à deux reprises au moins, et chez Joëlle Kast précisément. La première fois dans le salon du rez-de-chaussée où, sur votre demande, la maîtresse des lieux vous présentait quelques gentilles poupées vivantes en tenues fort déshabillées. Et une seconde fois la nuit suivante (c'est-à-dire celle du 17 au 18) quand vous avez attaqué la jeune fille (choisie sans doute la veille) au détour d'une galerie du premier étage qui donne accès aux chambres, privées ou laissées à la disposition des messieurs de passage. Il devait être environ une heure et demie du matin. Vous aviez l'air ivre, ou drogué, dit-elle, avec un visage de fou. Vous réclamiez une clef, symbole sexuel fort connu, tandis que vous en brandissiez un autre d'une main menaçante: cette lame de cristal qui figure donc parmi nos pièces à convictions. Après en avoir labouré le bas-ventre de votre victime, vous vous êtes enfui en emportant comme souvenir l'une de ses chaussures, tachée de sang. Quand vous avez franchi la grille du petit jardin, le colonel Ralph Johnson, en vous croisant, a remarqué votre allure égarée. Quinze minutes plus tard, vous étiez à Viktoria Park. Violetta ainsi que l'officier américain ont fait de votre visage et de votre épais manteau doublé de fourrure une description qui ne laisse pas le moindre doute sur l'identité de l'agresseur.

– Vous savez très bien, Commissaire, que Walther von Brücke me ressemble à s'y méprendre, et qu'il a pu sans mal emprunter ma pelisse pendant que j'étais aux prises avec Io l'enchanteresse.

– N'insistez pas trop sur cette ressemblance absolue qui caractérise les vrais jumeaux. Elle retournerait contre vous les mobiles d'un parricide que vous imputez à celui dont vous seriez ainsi le frère, renforcés en outre dans votre cas par des relations incestueuses avec une belle-maman qui vous comble de ses faveurs… Et d'autre part, pourquoi Walther, cet homme avisé, aurait-il affreusement tailladé le précieux bijou d'une aimable personne qui se prostituait avec talent au sein de sa propre entreprise?

– Les punitions corporelles ne sont-elles pas monnaie courante dans la profession?

– Je connais comme vous les usages, mon cher monsieur, et notre police, justement, s'intéresse de fort près aux exactions commises sur les courtisanes mineures. Mais ce que vous dites n'aurait pas eu lieu à la sauvette dans un couloir, alors que plusieurs salles de torture, ottomanes ou gothiques, sont prévues pour ce genre de cérémonie, et fort bien aménagées en conséquence, dans les parties souterraines du pavillon. D'ailleurs, bien que les sévices sexuels qu'y subissent couramment les petites pensionnaires soient le plus souvent longs et cruels, c'est toujours avec leur consentement explicite, moyennant les importantes rémunérations répertoriées dans le codex réglementaire. Disons donc tout de suite que le prétexte d'un châtiment requis pour quelque faute, précédé ou non par une parodie d'interrogatoire et de condamnation des prétendues coupables, n'est qu'un alibi plaisant que beaucoup de messieurs exigent comme épice donnant une saveur particulière à leur jouissance favorite. Enfin, les tourments érotiques auxquels est alors soumise la prisonnière, qui devra au besoin demeurer plusieurs jours enchaînée dans son cachot, selon les désirs du riche amateur exécutant lui-même, en général, la liste des humiliations et cruautés inscrites en détail dans la sentence (brûlures de cigare aux doux emplacements intimes, cinglons coupants sur les chairs tendres avec divers fouets ou verges, aiguilles d'acier enfoncées lentement aux endroits sensibles, tampons ardents d'éther ou d'alcool à l'entrée du conin, etc.), ne doivent jamais laisser de marques durables ni la moindre infirmité.

«Chez la prévoyante Io, par exemple, le bon docteur Juan est là pour garantir l'innocuité des fantaisies exceptionnelles comportant de plus grands risques. En fait, notre brigade spéciale n'intervient qu'en de très rares occasions, les proxénètes sérieux sachant que tout abus trop manifeste entraînerait la fermeture immédiate de leur établissement. Une fois, pendant le blocus, nous avons dû interrompre le commerce de trois Yougoslaves qui torturaient les jolies gamines naïves, et de très jeunes femmes sans protecteur, d'une manière si excessive qu'elles finissaient par signer sans le lire un contrat permettant aux bourreaux malhonnêtes de les faire souffrir ensuite encore plus atrocement, au-delà de toute retenue mais en parfaite légalité, vendant à prix d'or leurs formes gracieuses exposées sur de terrifiantes machines qui vont peu à peu les distendre, les courber à la renverse et sans doute les désarticuler, leur effroi délicieux devant le sort que soudain on leur annonce, leurs supplications éperdues, leurs promesses charmantes, les baisers voluptueux, les larmes inutiles, et bientôt leur pénétration barbare par des phallus garnis de pointes, les hurlements de douleur sous la morsure du fer rouge et des tenailles, leur sang qui jaillit en sources vermeilles, l'arrachement progressif de leurs délicats attraits féminins, enfin les longs spasmes et tremblements convulsifs qui se répandent en ondes successives dans tout leur corps martyrisé, suivis, toujours trop tôt hélas, par leurs derniers soupirs. Les meilleurs morceaux de leur anatomie étaient ensuite mangés, sous l'appellation «brochettes de biche sauvage» dans des restaurants spécialisés du Tiergarten.

«Rassurez-vous, mon cher ami, ces fraudes n'ont pas duré très longtemps, car nous faisons notre métier avec vigilance, bien que de façon compréhensive, l'éros étant par nature le domaine privilégiéde la frustration, du fantasme criminel et de la démesure. Il faut avouer qu'une fois la troublante victime offerte à sa merci sur quelque croix ou chevalet dans une posture convenable et inconvenante, comme vous dites en français, au moyen de cordelettes bien attachées, chaînes trop tendues, courroies et bracelets en cuir soigneusement ajustés pour rendre commodes les multiples tortures prévues ainsi que des viols éventuels, l'esthète enivré par l'excitation du sacrifice peut avoir un peu de mal à contenir sa passion amoureuse dans les limites permises, et plus encore si la séduisante captive joue avec conviction la comédie de l'abandon, du martyre et de l'extase. En fin de compte, si les débordements condamnables restent malgré tout peu fréquents, c'est que les véritables connaisseurs apprécient surtout ces petites suppliciées complaisantes qui s'appliquent à se tordre avec grâce dans leurs liens et à gémir d'émouvante façon sous les instruments du bourreau, avec les reins qui se cambrent et tressaillent, la poitrine qui palpite au gré de halètements plus rapides, bientôt la tête et le col qui fléchissent soudain vers l'arrière dans un délectable appel à l'immolation, tandis que les lèvres gonflées s'entrouvrent davantage sur un harmonieux râle de gorge et que les yeux agrandis chavirent dans une pamoison ravissante… Notre Violetta, que vous avez à demi éventrée, était l'une de nos actrices les plus connues. On venait de loin pour voir écarteler son corps au galbe de rêve, couler un ruisselet de sang sur sa chair nacrée, défaillir son visage d'ange. Elle y mettait tant d'ardeur qu'avec un peu d'adresse on parvenait à la faire jouir longuement entre deux paroxysmes d'une souffrance qui ne pouvait guère être feinte…»

Cet homme à l'aspect raisonnable serait-il tout à fait fou? Ou bien veut-il me tendre un piège? Dans le doute, et pour tenter d'en savoir plus, je me risque avec prudence sur son terrain, visiblement miné par les adjectifs d'un répertoire trop connu, même des non-spécialistes:

«Je suis en somme accusé d'avoir abîmé par malveillance un de vos plus jolis jouets d'enfant?

– Si vous voulez… Mais, à vrai dire, nous en possédons beaucoup d'autres. Et nous n'éprouvons aucun souci pour le renouvellement, vu l'abondance des candidates. Votre chère Gigi, par exemple, malgré son très jeune âge et un évident manque d'expérience, qui n'est d'ailleurs pas sans charme, montre déjà, dans ce domaine un peu spécial, une étonnante vocation précoce. Elle a malheureusement un caractère difficile, capricieux, imprévisible. Il lui faudrait se soumettre à un stage de perfectionnement dans l'une de nos écoles pour esclaves de lit; mais elle le refuse en riant. La formation technique et sentimentale des apprenties hétaïres est pourtant une tâche essentielle pour la police des mœurs, si nous voulons réhabiliter leur profession.»

Notre commissaire aux excès érotiques parle d'une voix mesurée et réfléchie, convaincue bien que souvent un peu rêveuse, qui semble de plus en plus l'écarter de son enquête pour se perdre dans le brouillard de sa propre psyché. L'éros serait-il aussi le lieu privilégié du ressassement éternel et de la reprise insaisissable, toujours prête à resurgir? Suis-je là pour rappeler à l'ordre ce fonctionnaire impliqué dans son travail d'une façon trop personnelle?

«Si vous pensez vraiment que je suis un assassin, doublé d'un dément incapable de contrôler ses pulsions sadiques, pourquoi ne procédez-vous pas sans plus attendre à mon arrestation?»

Lorentz se redresse sur sa chaise pour me regarder avec étonnement, comme s'il découvrait tout à coup ma présence, paraissant émerger de son égarement pour me rejoindre sur terre, sans toutefois quitter son ton de conversation amicale:

«Mon cher Marco, je ne vous le conseille pas. Nos prisons sont anciennes et manquent dramatiquement de confort, surtout en hiver. Patientez au moins jusqu'au printemps… Et puis, je ne voudrais pas déplaire outre mesure à la belle Io, qui nous rend bien des services.

– Seriez-vous aussi partie prenante dans son industrie?

– Doceo puellas grammaticam, répond le commissaire avec un sourire complice. La règle du double accusatif de notre jeunesse studieuse! Commencer par leur apprendre la syntaxe et l'usage d'un vocabulaire pertinent me semble la meilleure méthode pour la formation des adolescentes, surtout si elles veulent opérer dans un milieu ayant quelque souci culturel.

– Avec sévices charnels à l'appui, pour châtier les terminologies et constructions fautives?

– Evidemment! Les verges avaient un rôle essentiel dans l'éducation gréco-romaine. Mais songez-y: double accusation, double peine, ha, ha! Les barbarismes dans le discours vont toujours de pair avec les erreurs de comportement dans le soin de la volupté. Aux précises zébrures incarnat d'une badine souple il convient donc, pour préparer en même temps les collégiennes sanctionnées aux contraintes plastiques du métier qu'elles ont choisi, d'adjoindre le piment d'une posture délibérément sensuelle, contre quelque colonne munie des anneaux d'accrochage et chaînes propices, ou sur l'arête aiguë d'un chevalet… Sensuelle pour le maître, bien entendu, mais sensible pour l'écolière!»

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