L'aïeule au visage sévère tire alors davantage le battant vers l'intérieur, afin de mieux voir ce commis voyageur sans mallette dont elle considère l'aspect général dans une sorte d'étonnement incrédule, qui se transforme peu à peu en nette expression d'effroi, comme si elle craignait d'avoir affaire à un fou. Et elle rabat brusquement la porte, dont l'épais vantail claque avec un bruit sourd. Juste au-dessus, hors champ, le rire clair de la fillette invisible dont l'image cependant persiste, prise d'une soudaine gaieté pour quelque raison qui m'échappe, se prolonge sans aucune retenue. La fraîche cascade ne s'interrompt que pour laisser la place à une jolie voix fruitée, lançant en français une exclamation moqueuse: «Pas de chance pour aujourd'hui!»
Le visiteur éconduit lève la tête à la renverse, buste courbé vers l'arrière. L'effrontée gamine se détache sur le ciel, penchée elle-même en avant par-dessus le garde-corps, avec sa chemisette transparente plus qu'à demi défaite, comme si, dormeuse tardive, elle avait entrepris à la hâte d'ôter ses lingeries de poupée nocturne pour passer une tenue plus décente. Elle crie: «Attendez! Je vais vous ouvrir!» Mais voilà que tout son corps de moins en moins vêtu (une épaule et le sein menu sont maintenant découverts) s'avance dans le vide d'une façon improbable, dangereuse, désespérée. Ses yeux s'élargissent encore sur des profondeurs d'eau glauque. Sa bouche trop rouge s'ouvre démesurément pour pousser un cri, qui ne peut sortir. Son torse gracieux, ses bras nus, sa tête aux boucles blondes se tendent et se tordent dans tous les sens, s'agitant, se démenant en mille gesticulations de plus en plus excessives. On dirait qu'elle appelle au secours, qu'un danger imminent la menace – flammes ardentes de l'incendie, dents acérées du vampire, couteau brandi d'un assassin – s'approchant d'elle à l'intérieur de la chambre d'une manière inexorable. Elle est prête à tout pour lui échapper, en fait déjà elle tombe, dans une interminable chute, et elle est déjà en train de s'écraser sur le gravillon du petit jardin… Quand tout à coup elle se retire, aspirée par la chambre elle-même, et elle disparaît aussitôt.
Wall retrouve sa position première, face à la porte. Celle-ci est de nouveau partiellement ouverte; mais, à la place de la duègne inhospitalière, une jeune femme (la trentaine environ) se tient immobile dans l'espace libre, regardant l'étranger qui marque sa surprise par un sourire gêné. Il bredouille en allemand des justifications incompréhensibles. Mais elle continue à le dévisager en silence d'un air sérieux, aimable sans doute, bien qu'empreint d'une douceur triste, lointaine, contrastant fort avec l'exubérance cavalière de l'adolescente. Et, si la figure de l'une et de l'autre paraissent avoir quelques traits communs, en particulier le dessin en amande des grands yeux verts, la bouche pulpeuse, avenante, un nez droit et fin du style appelé grec, plus marqué cependant chez l'adulte, la chevelure très brune de celle-ci, coiffée en doubles bandeaux sages à la mode des années 20, souligne une différence qui ne doit pas être seulement de génération. Ses prunelles bougent imperceptiblement, ainsi que ses lèvres à peine disjointes.
La séduisante dame aux moues charmeuses, teintées de mélancolie, parle enfin, d'une voix chaude et grave, venue des profondeurs de la poitrine où même du ventre, dans un français où l'on reconnaît les intonations de cerise mûre et d'abricot charnu – résonances sensuelles pourrait-on dire dans son cas – remarquées auparavant chez la fillette: «Ne prêtez pas trop d'attention à Gigi, ni à ce qu'elle dit, ni à ce qu'elle peut faire… La petite doit être un peu folle, c'est de son âge: elle a tout juste quatorze ans… et des fréquentations douteuses.» Puis, après une pause plus marquée, tandis que Wall hésite encore sur ce qu'il doit dire, elle ajoute avec la même lenteur un peu absente: «Le Docteur von Brücke n'habite plus ici depuis une dizaine d'années. Je regrette beaucoup… Mon nom personnel figure là. (D'un mouvement gracieux de son bras nu, elle désigne la plaque en cuivre au-dessus de la sonnette.) Mais on peut m'appeler Jo, plus simplement, que les Allemands prononcent Io, poursuivie jadis par un taon à travers la Grèce et l'Asie Mineure, après que Jupiter l'eut violée sous la forme d'un nuage aux reflets ardents.»
Le sourire fugitif de Joëlle Kast, à cette évocation mythologique incongrue, plonge le visiteur dans un dédale de suppositions rêveuses. Il s'aventure donc un peu au hasard: «Et qu'y aurait-il à regretter, si ce n'est pas une indiscrétion?
– Dans la rupture avec Daniel? (Un rire de gorge anime un instant la jeune femme, profond et comme roucoulant, qui paraît sourdre de tout son corps). Pour moi, rien! Pas de regret! Je parlais pour vous, à cause de votre enquête… Monsieur Wallon.
– Ah!… Ainsi vous savez qui je suis?
– Pierre Garin m'avait prévenue de votre visite… (Un silence.) Entrez donc! J'ai un peu froid.»
Wall profite du long couloir obscur par où elle le conduit jusqu'à une sorte de salon, assez sombre également, surchargé de meubles hétéroclites, de grandes poupées décoratives et d'objets divers plus ou moins inattendus (comme on en trouve chez les antiquaires-brocanteurs), pour essayer de réfléchir au tour que vient de prendre sa situation. Est-il de nouveau tombé dans un piège? Installé sur un fauteuil raide en velours rouge, aux bras d'acajou garnis de lourds bronzes ornementaux et protecteurs, il demande, ayant opté pour l'air mondain le plus naturel qu'il soit capable de produire: «Vous connaissez Pierre Garin?
– Evidemment! répond-elle avec un léger haussement d'épaule un peu las. Tout le monde ici connaît Pierre Garin. Quant à Daniel, il a été mon mari pendant cinq ans, juste avant la guerre… C'était le père de Gigi.
– Pourquoi dites-vous que c'était? » demande le voyageur après un temps de réflexion.
La dame le regarde d'abord sans répondre, comme si elle réfléchissait longuement à la question posée, à moins qu'elle n'ait soudain pensé au contraire à tout autre chose, finissant par annoncer d'une voix neutre, indifférente: «Gigi est orpheline. Le colonel von Brücke a été assassiné par des agents israéliens, il y a deux nuits, dans le secteur soviétique,… juste en face de l'appartement où nous avons habité, ma fille et moi, après ma répudiation au début de l'année 40.
– Qu'entendez-vous par «répudiation»?
– Daniel en avait le droit, ou même le devoir. Les nouvelles lois du Reich me faisaient juive, et il était officier supérieur. Pour cette même raison, il n'a jamais reconnu Gigi, née un peu avant notre manage.
– Vous parlez français sans le moindre accent germanique ou d'Europe centrale…
– J'ai été élevée en France et je suis française… Mais on parlait aussi, à la maison, une espèce de serbo-croate. Mes parents venaient de Klagenfurt… Kast est une abréviation déformée de Kostanjevica, une petite ville de Slovénie.
– Et vous êtes restée à Berlin pendant toute la guerre?
– Vous plaisantez! Mon statut devenait de plus en plus aléatoire, malcommode en outre pour notre simple vie de tous les jours. On osait à peine sortir… Daniel nous rendait visite une fois par semaine… Au début du printemps 41, il a pu organiser notre départ. J'avais toujours mon passeport français. Nous nous sommes installées à Nice, dans la zone d'occupation italienne. L'Oberführer von Brücke est parti pour l'Est avec son unité, dans les services de renseignement stratégique.
– Il était nazi?
– Probablement, comme tout le monde… Je crois qu'il ne se posait même pas la question. Officier allemand, il obéissait aux ordres de l'Etat allemand, et l'Allemagne était national-socialiste… Au fond, j'ignore ce qu'il a pu faire depuis notre dernière entrevue, en Provence, jusqu'à son retour à Berlin il y a quelques mois. Quand le front s'est disloqué dans le Mecklembourg après la capitulation de l'amiral Donitz, Daniel aurait par exemple rejoint sa famille à Stralsund, démobilisé par les Russes pour d'obscures raisons politiques. De mon côté, je suis revenue ici aussitôt que j'ai pu, avec les troupes d'occupation françaises. Je parle avec aisance l'anglais comme l'allemand et je me débrouille assez bien en russe, qui a de nombreux points communs avec le slovène. J'ai très vite fait venir Gigi, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge, et nous nous sommes réintroduites sans problèmes dans notre ancienne maison sur le canal, miraculeusement épargnée par la guerre. J'avais conservé des papiers administratifs berlinois prouvant que je recouvrais là mon domicile et que Gigi elle-même y était née. Un gentil lieutenant américain a régularisé la situation: permis de séjour, cartes d'alimentation et le reste.»
L'ex-Madame Joëlle von Brücke, née Kastanjevica dite Kast (appelez-moi Jo, ça sera plus simple), présente toutes ces confidences avec un si évident souci de clarté, de cohérence et d'exactitude, précisant chaque fois les lieux comme les dates de ses pérégrinations sans oublier leurs motifs justifiés, que Boris Robin, qui ne lui en demandait pas tant, ne peut s'empêcher au contraire de trouver son histoire suspecte, sinon invraisemblable. On dirait qu'elle récite une leçon soigneusement apprise, en prenant garde de rien omettre. Et sans doute son ton posé, raisonnable, détaché, sans émotion comme sans rancune, compte pour beaucoup dans l'insidieuse sensation de faux qui s'en dégage. Pierre Garin en personne pourrait avoir forgé l'ensemble de cette édifiante odyssée. Pour en avoir le cœur net, il va falloir mettre à la question l'excentrique adolescente, sûrement moins bien conditionnée que sa mère. Mais pourquoi celle-ci, qui ne semble ni très expansive ni bavarde par nature, tient-elle ainsi à enraciner dans l'esprit d'un inconnu ces détails oiseux concernant sa geste familiale? Que cache donc son zèle intempestif, sa mémoire tatillonne, quoique cependant lacunaire malgré l'apparente exhaustivité du témoignage? Pourquoi éprouvait-elle une si grande hâte de retrouver cette ville incertaine, largement en ruines, difficile d'accès, peut-être encore dangereuse pour sa vie? Que sait-elle exactement sur la mort de von Brücke? Y a-t-elle joué un rôle essentiel? Ou seulement secondaire? De quelle énigme l'appartement J.K. est-il le centre? Comment peut-elle connaître avec une telle certitude l'emplacement rigoureux du crime? Et comment, d'autre part, Pierre Garin peut-il avoir deviné que le voyageur a choisi, au dernier moment, le passeport établi avec ce patronyme de Wallon pour passer dans l'enclave occidentale de la ville? Maria, l'accorte servante de l'hôtel des Alliés, l'en aurait-elle aussitôt averti? Et, enfin, de quels moyens d'existence réels la surnommée Jo dispose-t-elle désormais à Berlin, où elle fait accourir dare-dare sa fille mineure, qui aurait certes plus facilement continué ses études dans une école de Nice ou de Cannes? [8]