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– Hélas, monsieur, lui disait un jour cette jeune personne avec une candeur feinte, ne deviendrai-je pas la plus malheureuse des créatures si je vous accorde ce que vous exigez… lié comme vous l’êtes, pourrez-vous jamais réparer le tort que vous ferez à ma réputation?

– Qu’appelez-vous réparer? on ne répare point dans ce cas-là, nous n’aurons pas plus à réparer l’un que l’autre, c’est ce qui s’appelle un coup d’épée dans l’eau; il n’y a jamais rien à craindre avec un homme marié, parce qu’il est le premier intéressé au secret, moyennant quoi ça ne vous empêchera pas de trouver un époux.

– Et la religion et l’honneur, monsieur…

– Misères que tout cela, mon cœur, je vois bien que vous êtes une Agnès et que vous avez besoin d’être quelque temps à mon école; ah! comme je ferai disparaître tous ces préjugés de l’enfance.

– Mais j’avais cru que votre état vous engageait à les respecter.

– Mais vraiment oui, à l’extérieur, nous n’avons que l’extérieur pour nous, il faut bien au moins en imposer par là, mais une fois dépouillés de ce vain décorum qui nous oblige à des égards, nous ressemblons en tout au reste des mortels. Eh, comment pourriez-vous nous croire à l’abri de leurs vices? Nos passions bien plus échauffées par le récit ou le tableau perpétuel des leurs, ne mettent de différence entre eux et nous que par les excès qu’ils méconnaissent et qui font nos délices journalières; presque toujours à l’abri des lois dont nous faisons frémir les autres, cette impunité nous enflamme et nous n’en devenons que plus scélérats…

Lucile écoutait toutes ces futilités et quelque horreur que lui inspirassent et le physique et le moral de cet abominable personnage, elle continuait de lui offrir des facilités, parce que la récompense qui lui était promise n’était qu’à ces conditions. Plus les amours du président avançaient, plus sa fatuité le rendait insoutenable: il n’y a rien de plaisant dans le monde comme un robin amoureux, c’est le tableau le plus achevé de la gaucherie, de l’impertinence et de la maladresse. Si le lecteur a quelquefois vu le dindon prêt à multiplier son espèce, il a de l’esquisse qu’on voudrait lui offrir la plus complète des idées. Telles précautions qu’il prît pour se déguiser un jour que son insolence le mettait pourtant trop à découvert, le marquis voulut l’entreprendre à table et l’humilier devant sa déesse.

– Président, lui dit-il, je reçois à l’instant des nouvelles affligeantes pour vous.

– Comment donc?

– On assure que le Parlement d’Aix va être supprimé; le public se plaint qu’il est inutile, Aix a bien moins besoin d’un parlement que Lyon, et cette dernière ville, beaucoup trop loin de Paris pour en dépendre, englobera toute la Provence; elle la domine, elle est positivement placée comme il le faut pour recéler dans son sein les juges d’une province aussi importante.

– Cet arrangement n’a pas le sens commun.

– Il est sage, Aix est au bout du monde, quelle que soit la partie qu’habite un Provençal, il n’y en a point qui n’aimât mieux venir à Lyon pour ses affaires, que dans votre bourbier d’Aix; des chemins épouvantables, point de pont sur cette Durance qui comme vos têtes se dérange neuf mois de l’année, et puis des torts particuliers, je ne vous le cache pas; d’abord on blâme votre composition, il n’y a pas, dit-on, dans tout le Parlement d’Aix un seul individu qui puisse se nommer… des marchands de thon, des matelots, des contrebandiers, en un mot une troupe de coquins méprisables à laquelle la noblesse ne veut point avoir affaire et qui vexe le peuple pour se dédommager du discrédit dans lequel elle est, des ganaches, des imbéciles… pardon, président, moi, je vous dis ce qu’on m’écrit, je vous ferai lire la lettre après dîner, des faquins en un mot qui poussent le fanatisme et le scandale jusqu’à laisser dans leur ville tout comme une preuve de leur intégrité, un échafaud toujours prêt, qui n’est qu’un monument de leur plat rigorisme, dont le peuple devrait arracher les pierres pour lapider les insignes bourreaux qui osent avec cette insolence lui présenter toujours des fers; on s’étonne qu’il ne l’ait pas encore fait, et l’on prétend que ça ne peut tarder… une foule d’arrêts injustes, une affectation de sévérité dont l’objet est de se faire passer tous les crimes législatifs qu’il leur plaît de commettre; des choses bien plus sérieuses enfin à réunir à tout ceci… ennemis décidés de l’État, et cela dans tous les siècles, ose-t-on dire ouvertement. L’horreur publique qu’inspirèrent vos exécrations de Mérindol, n’est pas encore éteinte dans les cœurs; ne donnâtes-vous point en ce temps le spectacle le plus horrible qu’il soit possible de peindre, peut-on se figurer sans frémir, les dépositaires de l’ordre, de la paix et de l’équité, courant la province comme des frénétiques, le flambeau d’une main, le poignard de l’autre, brûlant, tuant, violant, massacrant tout ce qui se présente, comme une troupe de tigres enragés qui serait échappée des bois, appartient-il à des magistrats de se conduire de cette manière? On rappelle aussi plusieurs circonstances où vous vous refusâtes opiniâtrement à secourir le roi dans ses besoins, vous fûtes différentes fois prêts à faire révolter la province plutôt que de vous laisser comprendre dans le rôle des impositions; croyez-vous qu’on a oublié cette malheureuse époque, où sans qu’aucun danger vous menaçât, vous vîntes à la tête des citoyens de votre ville en apporter les clefs au connétable de Bourbon qui trahissait son roi, et celle où frémissant de la seule approche de Charles Quint, vous vous pressâtes de lui rendre hommage et de le faire entrer dans vos murs, ne sait-on pas que ce fut au sein du Parlement d’Aix que se fomentèrent les premières semences de la Ligue et qu’en tous les temps en un mot, on ne trouva dans vous que des factieux ou des rebelles, que des meurtriers ou des traîtres? Vous le savez mieux que qui que ce soit, messieurs les magistrats provençaux, quand on a envie de perdre quelqu’un, on cherche tout ce qu’il a pu faire autrefois, on rappelle avec soin tous ses anciens torts pour aggraver la somme des nouveaux: ne vous étonnez donc pas qu’on se comporte avec vous, comme vous l’avez fait avec les malheureux qu’il vous a plu d’immoler à votre pédantisme; apprenez-le, mon cher président, il n’est pas plus permis à un corps qu’à un particulier d’outrager un citoyen honnête et tranquille, et si ce corps s’avise d’une pareille inconséquence, qu’il ne s’étonne pas de voir toutes les voix s’élever contre lui, et réclamer les droits du faible et de la vertu contre le despotisme et l’iniquité.

Le président ne pouvant ni soutenir ces inculpations ni y répondre, se leva de table comme un furieux en jurant qu’il allait quitter la maison; après le spectacle d’un robin amoureux, il n’y en a point de risible comme un robin en colère, les muscles de son visage naturellement arrangés par l’hypocrisie, obligés de passer subitement de là aux contorsions de la rage, n’y arrivent que par des gradations violentes dont la marche est comique à voir; quand on se fut bien amusé de son petit dépit, comme on n’en était pas encore à la scène qui devait à ce qu’on espérait, en débarrasser pour toujours, on travailla à le calmer, on courut à lui, et on le ramena; oubliant assez facilement le soir tous les petits tourments du matin, Fontanis reprit son air ordinaire et tout s’oublia.

Mlle de Téroze allait mieux, quoique toujours un peu abattue à l’extérieur, elle descendait cependant aux repas et se promenait même déjà un peu avec la compagnie; le président moins empressé parce que Lucile l’occupait seule, vit cependant qu’il allait bientôt ne devoir plus s’occuper que de sa femme. En conséquence il se résolut de presser vivement l’autre affaire, elle était au moment de la crise, Mlle de Totteville n’opposait plus aucune difficulté, il ne s’agissait que de trouver un rendez-vous sûr. Le président proposa son appartement de garçon, Lucile qui ne couchait point dans la chambre de ses parents, accepta volontiers ce local pour la nuit suivante, et en rendit compte sur-le-champ au marquis; on lui trace son rôle et le reste de la journée se passe tranquillement. Sur les onze heures, Lucile qui devait se rendre la première dans le lit du président par le moyen d’une clef que lui confiait celui-ci, prétexta un mal de tête et sortit. Un quart d’heure après, l’empressé Fontanis se retire, mais la marquise prétend que pour lui faire honneur ce soir-là, elle veut l’accompagner jusque dans sa chambre: toute la société saisit cette plaisanterie, Mlle de Téroze est la première à s’en amuser, et sans prendre garde au président qui est sur les épines, et qui aurait bien voulu ou se soustraire à cette ridicule politesse, ou prévenir au moins celle qu’il s’imaginait qu’on allait surprendre, on s’empare des bougies, les hommes passent les premiers, les femmes entourent Fontanis, elles lui donnent la main, et dans ce plaisant cortège on se rend à la porte de sa chambre… A peine notre infortuné galant pouvait-il respirer.

– Je ne réponds de rien, disait-il en balbutiant, songez à l’imprudence que vous faites, qui vous dit que l’objet de mes amours n’est peut-être pas à m’attendre en cet instant-ci dans mon lit, et si cela est, réfléchissez-vous bien à tout ce qui peut résulter de l’inconséquence de votre démarche?

– A tout événement, dit la marquise en ouvrant précipitamment la porte, allons, beauté qui, dit-on, attendez le président au lit, paraissez et n’ayez pas peur.

Mais quelle est la surprise générale, quand les lumières en face du lit éclairent un âne monstrueux, mollement couché dans les draps, et qui par une fatalité plaisante, fort content sans doute du rôle qu’on lui faisait jouer, s’était paisiblement endormi sur la couche magistrale et y ronflait voluptueusement.

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