Литмир - Электронная Библиотека
A
A

LE PRÉSIDENT MYSTIFIÉ

Oh! fiez-vous à moi, je veux les célébrer

Si bien… que de vingt ans ils n’osent se montrer.

C’était avec un regret mortel que le marquis d’Olincourt, colonel de dragons, plein d’esprit, de grâce et de vivacité, voyait passer Mlle de Téroze, sa belle-sœur, dans les bras d’un des plus épouvantables mortels qui eût encore existé sur la surface du globe; cette charmante fille, âgée de dix-huit ans, fraîche comme Flore et faite comme les Grâces, aimée depuis quatre ans du jeune comte d’Elbène, colonel en second du régiment d’Olincourt, ne voyait pas non plus arriver sans frémir le fatal instant qui devait, en la réunissant au maussade époux qu’on lui destinait, la séparer pour jamais du seul homme qui fût digne d’elle, mais le moyen de résister? Mlle de Téroze avait un père vieux, entêté, hypocondre et goutteux, un homme qui se figurait tristement que ce n’était ni les convenances, ni les qualités qui devaient décider les sentiments d’une fille pour un époux, mais seulement la raison, l’âge mûr et principalement l’état, que l’état d’un homme de robe était le plus censé, le plus majestueux de tous les états de la monarchie, celui d’ailleurs qu’il aimait le mieux dans le monde; ce ne devait nécessairement être qu’avec un homme de robe que sa fille cadette devait être heureuse. Cependant le vieux baron de Téroze avait donné sa fille aînée à un militaire, qui pis est, à un colonel de dragons; cette fille extrêmement heureuse et faite pour l’être à toute sorte d’égards, n’avait aucun lieu de se repentir du choix de son père. Mais tout cela n’y faisait rien; si ce premier mariage avait réussi, c’était par hasard, au fait il n’y avait qu’un homme de robe seul qui pût rendre une fille complètement heureuse; cela posé, il avait donc fallu chercher un robin: or de tous les robins possibles, le plus aimable aux yeux du vieux baron était un certain M. de Fontanis, président au Parlement d’Aix, qu’il avait autrefois connu en Provence, moyennant quoi, sans plus de réflexion, c’était M. de Fontanis qui allait devenir l’époux de Mlle de Téroze.

Peu de gens se figurent un président au Parlement d’Aix, c’est une espèce de bête dont on a parlé souvent sans la bien connaître, rigoriste par état, minutieux, crédule, entêté, vain, poltron, bavard et stupide par caractère; tendu comme un oison dans sa contenance, grasseyant comme Polichinelle, communément efflanqué, long, mince et puant comme un cadavre… On dirait que toute la bile et la roideur de la magistrature du royaume aient choisi leur asile dans le temple de la Thémis provençale pour se répandre de là au besoin, chaque fois qu’une cour française a des remontrances à faire ou des citoyens à pendre. Mais M. de Fontanis enchérissait encore sur cette légère esquisse de ses compatriotes. Au-dessus de la taille grêle, et même un peu voûtée, que nous venons de peindre, on apercevait chez M. de Fontanis un occiput étroit, peu bas, fort élevé par le haut, décoré d’un front jaune que couvrait magistralement une perruque à plusieurs circonstances, dont on n’avait point encore vu de modèle à Paris; deux jambes un peu torses soutenaient avec assez d’appareil cet ambulant clocher, de la poitrine duquel s’exhalait, non sans quelques inconvénients pour les voisins, une voix glapissante, débitant avec emphase de longs compliments moitié français, moitié provençaux, dont il ne manquait jamais de sourire lui-même avec une telle ouverture de bouche que l’on apercevait alors jusqu’à la luette un gouffre noirâtre, dépouillé de dents, excorié en différents endroits et ne ressemblant pas mal à l’ouverture de certain siège qui, vu la structure de notre chétive humanité, devient aussi souvent le trône des rois que celui des bergers. Indépendamment de ces attraits physiques, M. de Fontanis avait des prétentions au bel esprit; après avoir rêvé une nuit qu’il s’était élevé au troisième ciel avec saint Paul, il se croyait le plus grand astronome de France; il raisonnait législation comme Farinacius et Cujas et on l’entendait souvent dire avec ces grands hommes, et ses confrères qui ne sont point de grands hommes, que la vie d’un citoyen, sa fortune, son honneur, sa famille, tout ce qu’enfin la société regarde comme sacré, n’est rien dès qu’il s’agit de la découverte d’un crime, et qu’il vaut cent fois mieux risquer la vie de quinze innocents que de sauver malheureusement un coupable, parce que le ciel est juste si les Parlements ne le sont pas, que la punition d’un innocent n’a d’autre inconvénient que d’envoyer une âme en paradis, au lieu que de sauver un coupable risque de multiplier les crimes sur la terre. Une seule classe d’individus avait des droits sur l’âme cuirassée de M. de Fontanis, c’était celle des catins, non qu’il en fît un grand usage en général: quoique fort chaud, il était de faculté rétive et peu usante, et ses désirs s’étendaient toujours beaucoup plus loin que ses pouvoirs. M. de Fontanis visait à la gloire de transmettre son illustre nom à la postérité, voilà tout, mais ce qui engageait ce magistrat célèbre à user d’indulgence envers les prêtresses de Vénus, c’est qu’il prétendait qu’il était peu de citoyennes plus utiles à l’État, qu’au moyen de leur fourberie, de leur imposture et de leur bavardage, une foule de crimes secrets parvenait à se découvrir, et M. de Fontanis avait cela de bon, qu’il était ennemi juré de ce que les philosophes appellent les faiblesses humaines.

Cet assemblage un peu grotesque de physique ostrogoth et de morale justinienne sortit pour la première fois de la ville d’Aix en avril 1779 et vint, sollicité par M. le baron de Téroze qu’il connaissait depuis très longtemps pour des raisons de peu d’importance au lecteur, se loger à l’hôtel de Danemark, non loin de celui du baron. Comme on était alors au temps de la foire Saint-Germain, tout le monde crut dans l’hôtel que cet animal extraordinaire venait pour se montrer. Un de ces êtres officieux, toujours offrant leurs services dans ces maisons publiques, lui proposa même d’aller avertir Nicolet qui se ferait un véritable plaisir de lui préparer une loge, à moins qu’il n’aimât mieux pourtant débuter chez Audinot. Le président dit [3] : «Ma bonne m’avait bien prévenu quand j’étais petit que le parisien était un peuple caustique et facétieux qui ne rendrait jamais justice à mes vertus, mais mon perruquier m’avait pourtant ajouté que ma tignasse leur en imposerait; le bon peuple, il badine quand il meurt de faim, il chante quand on l’écrase… oh! je l’ai toujours soutenu, il faudrait à ces gens une inquisition comme à Madrid ou un échafaud toujours dressé comme à Aix.»

Cependant M. de Fontanis, après un peu de toilette qui ne laissa pas que de relever l’éclat de ses charmes sexagénaires, après quelques injections d’eau-rose et de lavande, qui n’étaient point, comme dit Horace, des ornements ambitieux, après tout cela, dis-je, et peut-être quelques autres précautions, qui ne sont pas venues à notre connaissance, le président vint se présenter chez son ami le vieux baron; les deux battants s’ouvrent, on annonce et le président s’introduit. Malheureusement pour lui, les deux sœurs et le comte d’Olincourt s’amusaient tous les trois comme de vrais enfants dans un coin du salon, quand cette figure originale vint à paraître, et quelques efforts qu’ils fissent, il leur devint impossible de se défendre d’une attaque de rire dont la grave contenance du magistrat provençal se trouva prodigieusement dérangée; il avait étudié longtemps devant un miroir sa révérence d’entrée, et il la rendait assez passablement, quand ce maudit rire, échappant à nos jeunes gens, pensa faire rester le président en forme d’arc beaucoup plus longtemps qu’il ne se l’était proposé; cependant il se releva, un regard sévère du baron sur ses trois enfants les ramena aux bornes du respect, et la conversation s’engagea.

Le baron qui voulait aller vite en besogne et dont toutes les réflexions étaient faites, ne laissa point finir cette première entrevue sans déclarer à Mlle de Téroze que tel était l’époux qu’il lui destinait et qu’elle eût à lui donner la main sous huit jours au plus tard; Mlle de Téroze ne dit mot, le président se retira et le baron répéta qu’il voulait être obéi. La circonstance était cruelle: non seulement cette belle fille adorait M. d’Elbène, non seulement elle en était idolâtrée, mais aussi faible que sensible, elle avait malheureusement laissé déjà cueillir à son délicieux amant cette fleur qui, bien différente des roses quoiqu’on les lui compare quelquefois, n’a pas comme elles la faculté de renaître à chaque printemps. Or qu’aurait pensé M. de Fontanis… un président au Parlement d’Aix… en voyant sa besogne faite? un magistrat provençal peut avoir bien des ridicules, ils sont d’état dans cette classe, mais encore se connaît-il en prémices, et est-il bien aise d’en trouver au moins une fois en sa vie dans sa femme. Voilà ce qui arrêtait Mlle de Téroze qui, quoique très vive et très espiègle, avait cependant toute la délicatesse qui convient à une femme dans ce cas-là, et qui sentait parfaitement bien que son mari l’estimerait fort peu, si elle venait à le convaincre qu’elle avait pu lui manquer de respect même avant que de le connaître; car rien n’est juste comme nos préjugés sur cette matière: non seulement il faut qu’une malheureuse fille sacrifie tous les sentiments de son cœur au mari que ses parents lui donnent, mais elle est même coupable si avant que de connaître le tyran qui va la captiver, elle a pu, n’écoutant que la nature, se livrer un instant à sa voix. Mlle de Téroze confia donc ses chagrins à sa sœur qui, beaucoup plus enjouée que prude et beaucoup plus aimable que dévote, se mit à rire comme une folle de la confidence et en fit aussitôt part à son grave mari, lequel décida que les choses étant en cet état de brisure et de délabrement, il fallait bien se garder de les offrir aux prêtres de Thémis, que ces messieurs-là ne badinaient point sur des choses de cette importance, et que sa pauvre petite sœur ne serait pas plus tôt dans la ville de l’échafaud toujours dressé , qu’on l’y ferait peut-être monter pour en former une victime à la pudeur. Le marquis cita, après son dîner surtout, il avait quelquefois de l’érudition, il prouva que les Provençaux étaient une colonie égyptienne, que les Égyptiens sacrifiaient très souvent des jeunes filles, et qu’un président au Parlement d’Aix, qui ne se trouve originairement qu’un colon égyptien, pourrait sans aucun miracle faire couper à sa petite sœur le plus joli col du monde…


24
{"b":"81635","o":1}