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DORCI ou la bizarrerie du sort

De toutes les vertus que la nature nous a permis d’exercer sur la terre, la bienfaisance est incontestablement la plus douce. Est-il un plaisir plus touchant, en effet, que celui de soulager ses semblables? et n’est-ce pas à l’instant où notre âme s’y livre qu’elle approche le plus des qualités suprêmes de l’Être qui nous a créés? Des malheurs, nous assure-t-on, y sont quelquefois attachés: qu’importe, on a joui, on a fait jouir les autres; n’en est-ce pas assez pour le bonheur?

Il ne s’était point vu depuis longtemps une intimité plus parfaite que celle qui régnait entre le comte et le marquis de Dorci, tous deux frères, tous deux à peu près du même âge, c’est-à-dire environ trente à trente-deux ans, tous deux officiers dans le même corps et tous deux garçons; aucun événement ne les avait jamais désunis, et pour serrer les nœuds d’une liaison qui leur était si précieuse, depuis que par la mort de leur père ils se trouvaient l’un et l’autre maîtres de leur bien, ils habitaient la même maison, se servaient des mêmes gens, et étaient résolus à ne se marier jamais qu’à deux femmes dont les qualités répondissent aux leurs et qui consentissent de même à cette perpétuelle union qui faisait le bonheur de leurs jours.

Les goûts de ces deux frères n’étaient pourtant pas absolument les mêmes: le comte de Dorci, l’aîné de la maison, aimait le repos, la solitude, la promenade et les livres; son caractère un peu sombre était néanmoins doux, sensible, honnête, et le plaisir d’obliger les autres, l’un des plus délicieux de son âme. Recherchant peu la société, il ne se trouvait jamais plus heureux que quand ses devoirs lui permettaient d’aller passer quelques mois à un assez joli bien que les deux frères possédaient du côté de l’Aigle, aux environs de la forêt du Perche.

Le marquis de Dorci, infiniment plus vif que son frère, infiniment plus livré au monde, n’avait pas un aussi grand amour pour la campagne; doué d’une figure charmante et de la sorte d’esprit qui plaît aux femmes, il en était un peu trop l’esclave, et ce penchant qu’il ne put jamais régler, étayé d’une âme fougueuse et d’un esprit ardent, devint la source cruelle de ses malheurs. Une très jolie personne des environs de la terre dont on vient de parler occupait tellement le marquis, qu’il n’était pour ainsi dire plus à lui. Il n’avait pas joint son corps cette année, il s’était séparé du comte pour aller s’établir dans la petite ville où demeurait l’objet de son culte, et là, uniquement occupé de cet objet chéri, il oubliait à ses pieds toute la terre, il y sacrifiait et son devoir et les sentiments qui l’enchaînaient autrefois dans la maison de son aimable frère.

On dit que l’amour augmente quand la jalousie l’aiguillonne; c’était l’histoire du marquis. Mais le rival que le sort lui donnait était, disait-on, un homme aussi lâche que dangereux. Plaire à sa maîtresse, prévenir les trames de ce rival perfide, se livrer aveuglément à son amour, tels étaient les liens de ce jeune homme, telles étaient les raisons qui l’éloignaient entièrement cet été des bras d’un frère qui l’idolâtrait, et qui pleurait avec amertume, et son absence et son refroidissement. A peine le comte recevait-il des nouvelles du marquis; lui écrivait-il? point de réponse, ou un simple mot qui n’achevait que de convaincre encore mieux le comte, et que son frère avait la tête tournée et qu’il s’éloignait insensiblement de lui. Tranquillement à sa terre, il y menait pourtant toujours la même vie; des livres, de longues promenades, de fréquents actes de bienfaisance, telles étaient ses uniques occupations, et il était en cela bien plus heureux que son frère, puisqu’il jouissait au moins de lui-même, et que l’agitation perpétuelle dans laquelle vivait le marquis lui laissait à peine le temps de se connaître.

Les choses étaient en cet état, lorsque le comte, occupé d’une lecture intéressante, séduit par un temps délicieux, s’éloigna tellement, un jour, de chez lui, qu’à l’heure où il projetait de revenir sur ses pas, il se trouva à plus de deux lieues au-delà des bornes de sa terre et à plus de six de son château, dans un coin de bois éloigné, et presque hors d’état de retrouver sans secours le vrai chemin qui devait le ramener. Dans cette perplexité, jetant les yeux de toutes parts, il aperçoit heureusement à cent pas une petite maison de paysan vers laquelle il se dirige aussitôt pour prendre conseil et se reposer une minute.

Il arrive… il ouvre… il pénètre dans une mauvaise cuisine composant la plus belle pièce du logis, et là, quel intéressant tableau s’offre à son âme sensible, et de quels traits ne la pénètre-t-il pas? Une jeune fille de seize ans, belle comme le jour, tenait dans ses bras une femme évanouie d’environ quarante ans qui paraissait sa mère et qu’elle arrosait des larmes de la plus profonde douleur; elle jette un cri à la vue du comte:

– Qui que vous soyez, dit-elle, venez-vous aussi pour m’arracher ma mère?… Ah! prenez plutôt ma vie, si cela est, mais laissez respirer cette malheureuse.

Et en disant cela, Annette se jetant aux pieds du comte, l’implorait en formant de ses bras élevés vers le ciel un rempart entre sa mère et lui.

– En vérité, mon enfant, dit le comte aussi ému que surpris, voilà des marques de crainte bien déplacées, j’ignore ce qui vous alarme, mes bonnes amies, mais ce qu’il y a de sûr, c’est que le ciel vous offre en moi, quelles que puissent être vos peines, bien plutôt un protecteur qu’un ennemi.

– Un protecteur! dit Annette en se relevant et volant à sa mère qui, revenue de son anéantissement, s’était réfugiée dans un coin, pleine d’effroi…, un protecteur, ma mère! entendez-vous? ce monsieur dit qu’il nous protégera, il dit que c’est le ciel que nous avons tant prié, ma mère… il dit que c’est le ciel qui l’envoie près de nous pour nous protéger!

Et revenant au comte:

– Ah, monsieur! quelle belle action si vous nous secourez; il n’exista jamais sur la terre deux créatures plus à plaindre. Secourez-nous, monsieur… secourez-nous… Cette pauvre et digne femme… elle n’a pas mangé depuis trois jours… et que mangerait-elle?… de quoi la soulagerais-je, quand son état lui permettrait de l’être?… il n’y a pas un morceau de pain dans la maison… tout le monde nous abandonne… On va sans doute nous faire mourir nous-mêmes, et cependant Dieu sait si nous sommes innocentes!… hélas! mon pauvre père… le plus honnête et le plus malheureux des hommes… il n’est pas plus coupable que nous… et demain, peut-être… Oh! monsieur, monsieur! vous n’êtes jamais entré dans une maison plus misérable que la nôtre… On dit que Dieu n’abandonne jamais l’infortune, et nous voilà pourtant bien délaissées…

Le comte, qui vit au désordre de cette fille, à ses propos sans suite, à l’état déchirant de la mère, qu’il était vraisemblablement arrivé dans cette pauvre maison quelque catastrophe épouvantable, et trouvant là, pour son âme tendre, une occasion si belle d’exercer la vertu qui lui était familière, commença par supplier ces deux femmes de se calmer, leur renouvela plusieurs fois, pour les y engager, l’assurance positive de les protéger, et exigea d’elles de lui raconter le sujet de leurs peines. Après de nouveaux torrents de larmes, suite de l’émotion d’un bonheur aussi peu attendu, Annette ayant supplié le comte de s’asseoir, lui fit ainsi l’histoire des malheurs affreux de sa famille… récit funeste qu’il lui fut impossible de ne pas souvent interrompre par ses sanglots et par ses larmes.

– Mon père est des plus pauvres et des plus honnêtes hommes de la contrée, monsieur; il est bûcheron de son métier, il s’appelle Christophe Alain; il n’a eu que deux enfants de cette pauvre femme que vous voyez: un garçon de dix-neuf ans et moi, qui viens d’en prendre seize; malgré sa pauvreté, il a fait tout ce qu’il a pu pour nous bien faire élever. Mon frère et moi, nous avons été pendant plus de trois ans en pension à l’Aigle, et nous savons tous les deux bien lire et bien écrire; quand nous eûmes fait notre première communion, mon père nous retira; il ne lui était plus possible de faire tant de dépense pour nous, et le pauvre cher homme, ainsi que sa femme, n’ont mangé pendant tout ce temps-là que du pain, afin de pouvoir nous donner un peu d’éducation. Quand mon frère revint, il était assez fort pour travailler avec lui; j’aidais ma mère, et notre pauvre maison en allait bien mieux; enfin, monsieur, tout nous favorisait, et il semblait que notre exactitude à remplir nos devoirs attirât sur nous la bénédiction du ciel, lorsqu’il nous est arrivé, il y a aujourd’hui huit jours, le plus grand des malheurs qui puisse survenir à de pauvres gens sans crédit, sans argent et sans protection comme nous. Mon frère n’y était pas, il travaillait à plus de deux lieues de là; mon père était tout seul à près de trois lieues d’ici, du côté de la forêt qui remonte vers Alençon, lorsqu’il aperçoit le cadavre d’un homme couché au pied d’un arbre… Il s’en approche avec l’intention de secourir ce malheureux s’il en est encore temps; il retournait ce corps, il lui frottait les tempes avec un peu de vin qu’il avait dans sa gourde, quand tout à coup quatre cavaliers de la maréchaussée accourant au galop tombent sur lui, l’enchaînent et le conduisent dans les prisons de Rouen où ils le déposent comme coupable d’avoir assassiné l’homme, qu’il cherchait au contraire à rappeler à la vie. Ne voyant point mon père revenir comme de coutume, vous vous représentez aisément notre inquiétude, monsieur; mon frère qui venait de rentrer a couru bien vite dans tous les environs et il est revenu le lendemain nous apprendre cette triste nouvelle. Nous lui avons remis aussitôt le peu d’argent qu’il y avait dans la maison, et il a couru à Rouen porter du secours à notre pauvre père. Trois jours après, mon frère nous a écrit, nous avons reçu la lettre hier… La voilà, monsieur dit Annette en s’interrompant par ses sanglots… la voilà, cette fatale lettre… Il nous dit de nous tenir sur nos gardes, qu’au premier moment on viendra peut-être nous enlever nous-mêmes pour nous conduire aussi en prison, afin d’être confrontées à notre père, que rien, dit-il, quoique innocent, ne pourra jamais sauver. On ignore encore quel est le cadavre, on fait des perquisitions, et l’on assure en attendant que c’est un gentilhomme des environs tué et volé par mon père, qui, voyant venir à lui, a jeté l’argent dans le bois; ce qui confirme cette opinion, c’est qu’on n’a pas trouvé un sol dans la poche du mort… Mais, monsieur, cet homme, tué peut-être de la veille, ne peut-il pas avoir été volé par ceux qui l’ont assassiné ou par ceux qui depuis son accident peuvent l’avoir rencontré?… Oh! croyez-moi, monsieur, mon malheureux père est incapable d’une telle action, il aimerait mieux mourir lui-même que de l’avoir faite… et voilà pourtant que nous allons avoir le malheur de le perdre, et de quelle façon, grand Dieu!… Vous savez tout, monsieur, vous savez tout… excusez ma douleur et secourez-nous si vous le pouvez. Nous passerons le reste de nos jours à invoquer le ciel pour la conservation des vôtres… Vous ne l’ignorez pas, monsieur, les larmes de l’infortune attendrissent l’Éternel, il daigne quelquefois exaucer les vœux du faible, eh bien! monsieur, tous ces vœux seront pour vous, nous ne l’implorerons qu’en votre faveur, nous ne l’invoquerons que pour votre prospérité.

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