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L’agitation étonnante où la dernière confidence d’Émilie venait de mettre le comte de Luxeuil, surprit étonnamment cette infortunée, elle craignit d’avoir fait une indiscrétion; cependant les paroles prononcées par le comte en sortant la rassurèrent, et sans rien comprendre à la liaison de tous ces faits qu’il lui était impossible de démêler, ne sachant pas où elle était, elle se résolut d’attendre avec patience le résultat des démarches de son bienfaiteur, et les soins qu’on ne cessait de prendre d’elle pendant qu’elles se faisaient, achevèrent de la calmer, et de la convaincre qu’on ne travaillait que pour son bonheur.

Elle eut tout lieu d’en être entièrement convaincue quand elle vit, le quatrième jour après les explications qu’elle avait données, le comte entrer dans sa chambre en tenant le marquis de Luxeuil par la main.

– Mademoiselle, lui dit le comte, je vous amène à la fois l’auteur de vos infortunes et celui qui vient les réparer en vous suppliant à genoux de ne pas lui refuser votre main.

A ces mots, le marquis se jette aux pieds de celle qu’il adore, mais cette surprise avait été trop vive pour Émilie; pas assez forte pour la soutenir, elle s’était évanouie dans les bras de la femme qui la servait; à force de soins, elle reprit pourtant bientôt l’usage de ses sens et se retrouvant dans les bras de son amant

– Cruel homme, lui dit-elle, en versant un torrent de larmes, quels chagrins vous avez causés à celle que vous aimiez! pouviez-vous la croire capable de l’infamie dont vous avez osé la soupçonner? Émilie vous aimant pouvait être victime de sa faiblesse et de la fourberie des autres, elle ne pouvait jamais être infidèle.

– Ô toi que j’adore, s’écria le marquis, pardonne un transport de jalousie horrible fondé sur des apparences trompeuses, nous en sommes maintenant tous bien sûrs, mais ces funestes apparences, hélas, n’étaient-elles donc pas contre toi?

– Il fallait m’estimer, Luxeuil, et vous ne m’auriez pas cru faite pour vous tromper, il fallait moins écouter votre désespoir que les sentiments que je m’étais flattée de vous inspirer. Que cet exemple apprenne à mon sexe que c’est presque toujours par trop d’amour… presque toujours en cédant trop vite que nous perdons l’estime de nos amants… Ô Luxeuil, vous m’eussiez mieux aimée, si je vous eusse aimé moins vite, vous m’avez punie de ma faiblesse, et ce qui devait affermir votre amour est ce qui vous a fait soupçonner le mien.

– Que tout s’oublie de part et d’autre, interrompit le comte; Luxeuil, votre conduite est blâmable et si vous ne vous étiez pas offert de la réparer à l’instant, si je n’en eusse pas connu la volonté dans votre cœur, je ne vous aurais vu de ma vie. Quand on aime bien , disaient nos anciens troubadours, eût-on entendu, eût-on vu quelque chose au désavantage de sa mie, on ne doit croire ni ses oreilles ni ses yeux, il faut n’écouter que son cœur [2] . Mademoiselle, j’attends votre rétablissement avec impatience, poursuivit le comte en s’adressant à Émilie, je ne veux vous ramener chez vos parents qu’en qualité de l’épouse de mon fils et je me flatte qu’ils ne refuseront point de s’unir à moi pour réparer vos malheurs; s’ils ne le font pas, je vous offre ma maison, mademoiselle; votre mariage s’y célébrera, et jusqu’à mon dernier soupir je ne cesserai de voir en vous une belle-fille chérie dont je serai toujours honoré, qu’on approuve ou non son hymen. Luxeuil se jeta au cou de son père, Mlle de Tourville fondait en larmes en pressant les mains de son bienfaiteur, et on la laissa quelques heures se remettre d’une scène dont la trop longue durée eût nui au rétablissement que l’on désirait de part et d’autre avec tant d’ardeur.

Le quinzième jour enfin de son retour à Paris, Mlle de Tourville fut en état de se lever et de monter en voiture, le comte la fit vêtir d’une robe blanche analogue à l’innocence de son cœur, rien ne fut négligé pour relever l’éclat de ses charmes, qu’un reste de pâleur et de faiblesse rendait encore plus intéressants; le comte, elle, et Luxeuil se transportèrent chez le président de Tourville qui n’était prévenu de rien et dont la surprise fut extrême en voyant entrer sa fille. Il était avec ses deux fils dont les front s’imprimèrent de courroux et de rage à cette vue inespérée; ils savaient leur sœur évadée, mais ils la croyaient morte dans quelque coin de forêt et s’en consolaient comme on voit le plus aisément du monde.

– Monsieur, dit le comte en présentant Émilie à son père, voilà l’innocence même que je ramène à vos genoux, et Émilie s’y précipita… J’implore sa grâce, monsieur, continua le comte, et ce ne serait pas moi qui vous la demanderais, si je n’étais certain qu’elle la mérite; au reste, monsieur, continua-t-il rapidement, la meilleure preuve que je puisse vous donner de la profonde estime que j’ai pour votre fille, c’est que je vous la demande pour mon fils. Nos rangs sont faits pour s’allier, monsieur, et y eût-il quelque disproportion de ma part du côté des biens, je vendrais tout ce que j’ai pour composer à mon fils une fortune digne d’être offerte à mademoiselle votre fille. Décidez, monsieur, et permettez-moi de ne pas vous quitter que je n’aie votre parole.

Le vieux président de Tourville qui avait toujours adoré sa chère Émilie, qui dans le fond était la bonté personnifiée, et qui même à cause de l’excellence de son caractère n’exerçait plus sa charge depuis plus de vingt ans, le vieux président, dis-je, en arrosant de larmes le sein de cette chère enfant, répondit au comte qu’il se trouvait trop heureux d’un tel choix, que tout ce qui l’affligeait était que sa chère Émilie n’en était pas digne; et le marquis de Luxeuil s’étant alors jeté de son côté aux genoux du président, le conjura de lui pardonner ses torts et de lui permettre de les réparer. Tout se promit, tout s’arrangea, tout se calma de part et d’autre, les frères seuls de notre intéressante héroïne refusèrent de partager la joie générale et la repoussèrent quand elle s’avança vers eux pour les embrasser; le comte, furieux d’un tel procédé, voulut en arrêter un qui cherchait à sortir de l’appartement. M. de Tourville s’écria au comte:

– Laissez-les, monsieur, laissez-les, ils m’ont horriblement trompé; si cette chère enfant eût été aussi coupable qu’ils me l’ont dit, consentiriez-vous à la donner à votre fils? Ils ont troublé le bonheur de mes jours en me privant de mon Émilie… laissez-les…

Et ces malheureux sortirent en fulminant de rage. Alors le comte instruisit M. de Tourville de toutes les horreurs de ses fils et des véritables torts de sa fille; le président voyant le peu de proportion qu’il y avait entre les fautes et l’indignité de la punition, jura qu’il ne reverrait jamais ses fils; le comte l’apaisa et lui fit promettre qu’il effacerait ces procédés de son souvenir. Huit jours après, le mariage se célébra sans que les frères voulussent y paraître, mais on se passa d’eux, on les méprisa; M. de Tourville se contenta de leur recommander le plus grand silence sous peine de les faire enfermer eux-mêmes, et ils se turent, mais pas assez pourtant pour ne pas se targuer eux-mêmes de leur infâme procédé en condamnant l’indulgence de leur père, et ceux qui surent cette malheureuse aventure s’écrièrent, effrayés des détails atroces qui la caractérisent:

– Ô juste ciel, voilà donc les horreurs que se permettent tacitement ceux qui se mêlent de punir les crimes des autres! On a bien raison de dire que de telles infamies sont réservées à ces frénétiques et ineptes suppôts de l’aveugle Thémis, qui nourris dans un rigorisme imbécile, endurcis dès l’enfance aux cris de l’infortune, souillés de sang dès le berceau, blâmant tout et se livrant à tout, s’imaginent que la seule façon de couvrir leurs turpitudes secrètes et leurs prévarications publiques est d’afficher une raideur de rigidité qui, les assimilant pour l’extérieur à des oies, à des tigres pour l’intérieur, n’a pourtant pour objet en les souillant de crimes, que d’en imposer aux sots et de faire détester à l’homme sage et leurs odieux principes et leurs lois sanguinaires et leurs méprisables individus.

[2] Ce sont les troubadours provençaux qui disaient cela, ce ne sont pas les Picards.


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