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– Voilà votre habitation, mademoiselle, me dirent mes frères, une fille qui déshonore sa famille ne peut être bien qu’ici… Votre nourriture sera proportionnée au reste du traitement, voilà ce qu’on vous donnera, continuèrent-ils en me montrant un morceau de pain tel que celui qu’on donne à des animaux, et comme nous ne voulons pas vous faire souffrir longtemps, que d’un autre côté, nous voulons vous enlever tout moyen de sortir d’ici, ces deux femmes, dirent-ils en me montrant la vieille et une autre à peu près pareille que nous avions trouvée dans le château, ces deux femmes seront chargées de vous saigner des deux bras autant de fois par semaine que vous alliez trouver M. de… chez la Berceil; insensiblement, nous l’espérons du moins, ce régime vous conduira au tombeau et nous ne serons réellement tranquilles que quand nous apprendrons que la famille est débarrassée d’un monstre tel que vous.

A ces mots, ils ordonnent à ces femmes de me saisir, et devant eux les scélérats, monsieur, pardonnez-moi cette expression, devant eux… les cruels me firent saigner des deux bras à la fois et ne firent arrêter ce cruel traitement que quand ils me virent sans connaissance… Revenue à moi, je les trouvai s’applaudissant de leur barbarie, et comme s’ils eussent voulu que tous les coups me fussent portés à la fois, comme s’ils se fussent délectés à déchirer mon cœur au même instant qu’ils répandaient mon sang, l’aîné tira une lettre de sa poche, et me la présentant:

– Lisez, mademoiselle, me dit-il, lisez, et connaissez celui à qui vous devez vos maux…

J’ouvre en tremblant, à peine mes yeux ont-ils la force de reconnaître ces funestes caractères: ô grand Dieu… c’était mon amant lui-même, c’était lui qui me trahissait; voilà ce que contenait cette cruelle lettre, les mots en sont en traits de sang encore imprimés sur mon cœur.

«J’ai fait la folie d’aimer votre sœur, monsieur, et l’imprudence de la déshonorer; j’allais réparer tout; dévoré par mes remords, j’allais tomber aux pieds de votre père, m’avouer coupable et lui demander sa fille; j’aurais été sûr de l’aveu du mien et j’étais fait pour vous appartenir; au moment où se formaient ces résolutions… mes yeux, mes propres yeux me convainquent que je n’ai affaire qu’à une catin qui sous l’ombre des rendez-vous que dirigeait un sentiment honnête et pur, osait aller assouvir les infâmes désirs du plus crapuleux des hommes. N’attendez donc plus aucune réparation de moi, monsieur, je ne vous en dois plus, je ne dois donc plus à vous que de l’abandon, et à elle que la haine la plus inviolable et le mépris le plus décidé. Je vous envoie l’adresse de la maison où votre sœur allait se corrompre, monsieur, afin que vous puissiez vérifier si je vous en impose.»

A peine eus-je lu ces funestes mots que je retombai dans l’état le plus affreux… Non, me disais-je en m’arrachant les cheveux, non, cruel, tu ne m’as jamais aimée; si le plus léger sentiment eût enflammé ton cœur, m’aurais-tu condamnée sans m’entendre, m’aurais-tu supposée coupable d’un tel crime quand c’était toi que j’adorais… Perfide, et c’est ta main qui me livre, c’est elle qui me précipite dans les bras des bourreaux qui vont me faire mourir chaque jour en détail… et mourir sans être justifiée par toi… mourir méprisée de tout ce que j’adore, quand je ne l’ai jamais offensé volontairement, quand je n’ai jamais été que dupe et victime, oh non, non, cette situation est trop cruelle, il est au-dessus de mes forces de la soutenir! Et me jetant en larmes aux pieds de mes frères, je les suppliai ou de m’entendre, ou d’achever d’écouler mon sang goutte à goutte et de me faire mourir à l’instant.

Ils consentirent à m’écouter, je leur racontai mon histoire, mais ils avaient envie de me perdre, et ils ne me crurent pas, ils ne me traitèrent que plus mal; après m’avoir enfin accablée d’invectives, après avoir recommandé aux deux femmes d’exécuter de point en point leur ordre sous peine de la vie, ils me quittèrent, en m’assurant froidement qu’ils espéraient ne me revoir jamais.

Dès qu’ils furent partis, mes deux gardiennes me laissèrent du pain, de l’eau, et m’enfermèrent, mais j’étais seule au moins, je pouvais me livrer à l’excès de mon désespoir, et je me trouvais moins malheureuse. Les premiers mouvements de mon désespoir me portèrent à débander mes bras, et à me laisser mourir en achevant de perdre mon sang. Mais l’idée horrible de cesser de vivre sans être justifiée de mon amant, me déchirait avec tant de violence que je ne pus jamais me résoudre à ce parti; un peu de calme ramène l’espoir… l’espoir, ce sentiment consolateur qui naît toujours au milieu des peines, présent divin que la nature nous fait pour les balancer ou les adoucir… Non, me dis-je, je ne mourrai pas sans le voir, ce n’est qu’à cela que je dois travailler, je ne dois m’occuper que de cela; s’il persiste à me croire coupable, il sera temps de mourir alors et je le ferai du moins sans regret, puisqu’il est impossible que la vie puisse avoir de charme pour moi quand j’aurai perdu son amour.

Ce parti pris, je me résolus de ne négliger aucun des moyens qui pourraient m’arracher de cette odieuse demeure. Il y avait quatre jours que j’étais consolée de cette pensée, quand mes deux geôlières reparurent pour renouveler mes provisions et me faire perdre en même temps le peu de forces qu’elles me donnaient; elles me saignèrent encore des deux bras, et me laissèrent au lit sans mouvement; le huitième jour elles reparurent, et comme je me jetais à leurs pieds pour leur demander grâce, elles ne me saignèrent que d’un bras. Enfin deux mois se passèrent ainsi, pendant lesquels je fus constamment saignée alternativement de l’un et l’autre bras, tous les quatre jours. La force de mon tempérament me soutint, mon âge, l’excessif désir que j’avais d’échapper à cette terrible situation, la quantité de pain que je mangeais afin de réparer mon épuisement et de pouvoir exécuter mes résolutions, tout me réussit, et vers le commencement du troisième mois, assez heureuse pour avoir percé une muraille, pour m’être introduite, par le trou pratiqué, dans une chambre voisine que rien ne fermait, et m’être enfin évadée du château, j’essayais de gagner à pied comme je pourrais la route de Paris, lorsque mes forces m’ayant totalement abandonnée à l’endroit où vous me vîtes, j’obtins de vous, monsieur, les généreux secours dont ma reconnaissance sincère vous paie autant que je le puis, et que j’ose vous supplier de me continuer encore, pour me remettre entre les mains de mon père que l’on a sûrement trompé et qui ne sera jamais assez barbare pour me condamner sans me permettre de lui prouver mon innocence. Je le convaincrai que j’ai été faible, mais il verra bien que je n’ai pas été aussi coupable que les apparences ont l’air de le prouver, et par votre moyen, monsieur, vous aurez non seulement rappelé à la vie une malheureuse créature qui ne cessera de vous en remercier, mais vous aurez même rendu l’honneur à une famille qui se le croit ravi injustement.

– Mademoiselle, dit le comte de Luxeuil après avoir prêté toute l’attention possible au récit d’Émilie, il est difficile de vous voir et de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt; sans doute vous n’avez pas été aussi coupable qu’on a lieu de le croire, mais il y a dans votre conduite quelque imprudence qu’il doit vous être bien difficile de vous dissimuler.

– Oh monsieur!

– Écoutez-moi, mademoiselle, je vous en conjure, écoutez l’homme du monde qui a le plus d’envie de vous servir. La conduite de votre amant est affreuse, non seulement elle est injuste, car il devait s’éclaircir mieux et vous voir, mais elle est même cruelle; si l’on est prévenu au point de n’en vouloir point revenir, on abandonne une femme dans ce cas-là, mais on ne la dénonce pas à sa famille, on ne la déshonore pas, on ne la livre pas indignement à ceux qui doivent la perdre, on ne les excite pas à se venger… Je blâme donc infiniment 1a conduite de celui que vous chérissiez… mais celle de vos frères est bien plus indigne encore, celle-là est atroce à tous égards, il n’y a que des bourreaux qui puissent se conduire ainsi. Des torts de cette espèce ne méritent pas de pareilles punitions; jamais les chaînes n’ont servi à rien; on se tait dans de tels cas, mais on ne ravit ni le sang ni la liberté des coupables; ces moyens odieux déshonorent bien plus ceux qui les emploient que ceux qui en sont les victimes, on a mérité leur haine, on a bien fait du bruit et on n’a rien réparé. Quelque chère que nous soit la vertu d’une sœur, sa vie doit être d’un bien autre prix à nos yeux, l’honneur peut se rendre, et non pas le sang qu’on a versé; cette conduite est donc si tellement horrible, qu’elle serait très assurément punie si l’on en portait plainte au gouvernement, mais ces moyens qui ne feraient qu’imiter ceux de vos persécuteurs, qui ne feraient qu’ébruiter ce que nous devons taire, ne sont pas ceux qu’il nous faut prendre. Je vais donc agir tout différemment pour vous servir, mademoiselle, mais je vous préviens que je ne le puis qu’aux conditions suivantes: la première, que vous me donnerez positivement par écrit les adresses de votre père, de votre tante, de la Berceil, et de l’homme où vous mena la Berceil, et la seconde, mademoiselle, que vous me nommerez sans aucune difficulté la personne qui vous intéresse. Cette clause est tellement essentielle que je ne vous cache pas qu’il m’est absolument impossible de vous servir en quoi que ce soit, si vous persistez à me déguiser le nom que j’exige.

Émilie, confuse, commence par remplir exactement la première condition et ayant remis ces adresses au comte:

– Vous exigez donc, monsieur, dit-elle en rougissant, que je vous nomme mon séducteur.

– Absolument, mademoiselle, je ne puis rien sans cela.

– Eh bien, monsieur… c’est le marquis de Luxeuil…

– Le marquis de Luxeuil, s’écria le comte en ne pouvant déguiser l’émotion où le jetait le nom de son fils… il a été capable de ce trait, lui… Et se ramenant: Il le réparera, mademoiselle… il le réparera et vous serez vengée… recevez-en ma parole, adieu.

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