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— Je ne peux plus supporter mon frère. Savez-vous ce qu’il s’est permis de me dire avant de s’empresser de regagner la capitale ? « Ne t’inquiète pas, tout se passera bien. » Et vous croyez qu’il aurait appelé pour avoir des nouvelles ?

— Tout correspond au profil idéal, pour l’instant. Les azis sont normaux. Leur formation a déjà débuté.

— Celle d’Ari également.

— Strassen râle, à cause de la nourrice en chef.

— Ce n’est pas une nouveauté.

— Elle la trouve inflexible et estime que les membres de son équipe sont mal à l’aise en sa présence.

—  Une azie inflexible !C’est la preuve qu’elle suit nos instructions à la lettre. Jane est en colère parce que de nouveaux membres du personnel se sont installés chez elle. Ça lui passera.

Il se resservit du café.

— Mais son azi nous pose un problème. Ollie est plus jeune et moins docile que la pauvre loque qu’Olga avait à son service, mais Jane vient de marquer un point en faisant remarquer qu’il ne pourra pas résister à son tempérament si nous utilisons une bande pour adoucir son caractère. Elle réussira à modérer son agressivité avec la gosse, mais pas avec son azi. N’importe quel enfant peut capter la tension de son entourage depuis son berceau, et si la seconde Ari a hérité de la sensibilité de la première, Dieu seul pourrait dire ce qui en résultera. Alors, que décidez-vous ?

Petros sourit.

— Passer une bande à Jane ?

Denys grogna et but une gorgée de café.

— J’avoue que c’est tentant. Mais non. Jane est une professionnelle. Elle a conscience de ce qui est en jeu. Nous avons conclu un pacte. Nous laissons Ollie tranquille et elle se charge de lui apprendre à tenir son nouveau rôle. J’estime qu’un azi capable de rendre cette femme heureuse devrait pouvoir réaliser n’importe quoi.

Des rires.

Il était fou de rage contre Giraud. Son frère aurait pu le décharger d’une grande partie de ses soucis, mais il s’empressait de filer dans la capitale dès que la situation s’annonçait délicate.

Tu as carte blanche, lui avait-il dit. L’administrateur, c’est toi. Et bienvenue à bord.

Il venait de consacrer près d’une année à feuilleter les notes laissées par Ari, cette petite partie des archives à laquelle les techs pouvaient accéder. Trois semaines avaient été nécessaires aux ordinateurs de la banque de données de Reseune pour compiler la masse initiale de renseignements sur Ari. Il se félicitait qu’Olga eût tout classé sous des références et selon un ordre chronologique. Il fallait non seulement chercher les bandes se rapportant à Ari mais aussi celles de ses deux azis : des prototypes uniques en leur genre. Les fichiers étaient remisés dans un tunnel creusé sous les collines, et ils devaient à présent en ouvrir trois autres pour la simple raison que le volume de stockage de cet immense souterrain était insuffisant et qu’il grouillait de techs chargés de trier les bandes afin de pouvoir en archiver un plus grand nombre dans la Maison elle-même.

Et ce flot de nouvelles données s’apparenterait à un véritable raz de marée. Un de ces tunnels recevrait les enregistrements, dont les logiciels de certains programmes ébauchés par Ari et qu’il faudrait terminer avant que le bébé eût appris à parler.

Reseune concentrerait ses efforts sur le projet lui-même et sous-traiterait la production d’azis afin d’alléger le travail du personnel. De telles mesures auraient provoqué une crise économique catastrophique, si les militaires n’avaient pas financé en partie les annexes de Lointaine et de Planys : des sommes qui avaient permis d’acheter des cuves et des ordinateurs, d’augmenter la production etde forer ces tunnels. Jordan Warrick se faisait oublier. Il se chargeait d’organiser l’installation de l’annexe de Planys et le fait d’avoir à nouveau des responsabilités le rendait plus heureux qu’il ne l’avait été depuis la mort d’Ari. Tous s’estimaient comblés, y compris la Défense. Ils devaient se passer des services de Robert Carnath, nommé à la tête des labos de Planys : cet homme ne faisait pas partie des amis de Warrick et était assez habile pour ne pas lui céder une partie de ses pouvoirs. Une autre équipe était partie à Lointaine et ils perdraient encore des collaborateurs qualifiés quand le projet Rubin serait lancé sur cette station. Si certains avaient autrefois estimé que la main-d’œuvre était pléthorique à Reseune, ils devaient à présent acheter des contrats d’azis à des sous-traitants tels que Bucherlabs et Fermedevie, placer tous les azis de plus de quarante ans sous réjuv et employer les bandes de réadaptation. Quinze baraquements étaient déserts, en bas dans la Ville, et ils venaient de signer avec la Défense un accord de rachat portant sur des azis proches de la retraite. Les militaires n’auraient pas à payer leur rééducation et leurs pensions, et les principaux intéressés seraient ravis d’obtenir des postes à la RESEUNAIR, la production, et partout ailleurs où un azi sans autre perspective qu’un transfert dans un centre de travail gouvernemental lugubre pourrait combler un vide et penser à son avenir plutôt qu’à son passé. Cette mesure permettrait à Reseune de disposer instantanément de main-d’œuvre qualifiée et disciplinée, consciente des impératifs de sécurité. Il en résulterait des erreurs et des frictions, mais pasdans ce qui se rapportait de près ou de loin au Projet, auquel ne participeraient que des gens connus et où les meilleurs chercheurs pourraient se consacrer à leurs travaux.

Le rachat des azis aux militaires les tirait d’embarras et Denys était fier de pouvoir s’en accorder tout le mérite. Ce n’était pas une mince affaire, que de multiplier un projet conçu à l’origine pour un seul sujetc par quatre, en comptant Rubin et les deux azis. Et pour concilier objectifs, budget et discrétion. Giraud se chargeait de ce dernier impératif et laissait à son frère le soin de s’occuper de tout le reste.

— La situation ne va pas s’arranger, déclara Denys à Petros. Nous devrons mettre les bouchées doubles, si nous voulons que cette gosse corresponde au profil désiré. Si quelqu’un fait la moindre erreur, je veux en être informé. Si elle pleurniche et que ce n’était pas prévu, j’exige d’être immédiatement tenu au courant. Rien n’est secondaire, tant que nous n’aurons pas assez de résultats pour effectuer des comparaisons valables.

— Ces réajustements constants en cours d’expérience vont nous donner un travail fou.

— Ils seront indispensables. Il y aurades écarts par rapport aux normes établies. Nous modifierons le programme aussi souvent que nécessaire, sans pour autant savoir où nous allons. Nous ne pourrons jamais avoir la certitude que cette gosse est bien Ari. Je me trompe ?

Un lourd silence.

3

Le vin tourbillonna dans le verre que Grant avait déjà vidé à plusieurs reprises. Justin se servit à son tour et reposa la bouteille, pendant que son ami contemplait la boisson couleur rubis, l’air soucieux.

Et un peu ivre. Il y réfléchit. Le devoir. Il savait que ce soir l’azi jugeait de telles considérations superflues.

Ils discutèrent de leur travail. Ils parlèrent d’une séquence qu’ils étudiaient. L’alcool ne facilitait pas une telle analysec les rapports de cause à effet s’embrouillaient quelque peu.

Mais Justin se sentait soulagé.

Car sa propre attitude lui inspirait du mécontentement. Un bébé naissait et il sombrait dans un état dépressif. Dans tout Reseune on entendait demander « Est-elle mignonne ? » ou « Comment va-t-elle ? » et il avait quant à lui l’impression qu’une main venait de se refermer sur son cœur, pour le comprimer.

Parce qu’une petite fille était venue au monde, bon Dieu ! Et pendant qu’on célébrait l’événement dans les appartements des techs et qu’une réception battait son plein dans les locaux de la section un, Grant et lui fêtaient cela en solitaires, avec morosité.

Ils étaient installés dans la fosse-salon de l’appartement où ils avaient passé toute leur l’enfance, l’ex-résidence de Jordan, assis devant des crackers et des tranches de saucisse qui se desséchaient dans les assiettes, une bouteille pleine aux deux tiers et deux autres vides dressées au milieu des miettes et des cercles humides visibles sur le plateau de pierre de la table. L’alcool bu lui permettait d’étudier la situation avec un certain recul.

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