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La Terre s’était décidée à rappeler ses vaisseaux. Trop tard. Le gouvernement de ce monde avait voulu imposer des taxes et des réglementations draconiennes à ses colonies en employant la manière forte. Bien trop tard.

Ariane Emory se souvenait de la Sécession, du jour où Cyteen et ses propres colonies avaient proclamé leur indépendance et la naissance de l’Union, quand ils étaient tous devenus des rebelles qui refusaient de reconnaître l’autorité d’une planète-mère lointaine. Elle était âgée de dix-sept ans, lorsque la Station avait annoncé : Nous sommes en guerre.

Reseune avait engendré des soldats farouches, résolus et habiles. Oh, oui ! engendré, modelé et affiné des combattants qui savaient d’instinct tout ce qu’ils n’avaient encore jamais eu l’occasion de voir et, surtout, qui savaient quelles étaient leurs fonctions. Des machines à tuer faites de chair et de sang dont toutes les pensées tendaient vers un unique but. Et elle avait contribué à leur apporter de telles caractéristiques.

Quarante-cinq ans après la Sécession la guerre se poursuivait toujours dans la clandestinité ou si loin dans l’espace que lorsque la nouvelle d’une escarmouche leur parvenait elle appartenait déjà à l’histoire. À Reseune, la situation était différente. Des soldats et des ouvriers pouvaient être engendrés dans n’importe quel centre de naissance, une fois leur modèle établi, mais c’était en ce lieu que se trouvaient les laboratoires de recherche auxquels l’Union devait en grande partie sa victoire, grâce à sa participation active à l’effort de guerre sous le directoire d’Ariane Emory.

En cinquante-quatre ans elle avait vuc les Guerres de Compagnie prendre fin, l’humanité se diviser, des frontières apparaître. La flotte terrienne avait occupé Pell, mais l’Alliance mercantile s’était empressée de reprendre ce monde pour y installer le siège de son gouvernement. Afin d’oublier cette défaite humiliante, Sol avait changé de politique et les vestiges de son armada reconvertis dans la piraterie continuaient d’arraisonner des marchands en étant pourchassés par l’Alliance et l’Union. Ce n’était qu’un détail. Le conflit armé appartenait au passé. L’affrontement se poursuivait désormais autour des tables de conférences où des négociateurs tentaient de tracer des lignes et des frontières arbitraires dans un espace tridimensionnel illimitéc afin de maintenir une paix qui avait toujours été illusoire, aussi loin que remontaient les souvenirs d’Ariane Emory.

Tout cela aurait pu appartenir à l’avenir, ou se dérouler un siècle plus tôt, mais elle était à bord d’un appareil racé et fuselé, sans aucun point commun avec les engins faits de bric et de broc qui transportaient autrefois le fret entre Novgorod et Reseune : à l’époque, les voyageurs devaient s’installer sur les caisses, les conteneurs de semence, ou tout autre colis.

Elle avait demandé à s’asseoir près des hublots poussiéreux et sa mère s’était retournée pour lui dire de mettre son pare-soleil.

Elle occupait à présent un fauteuil en cuir, avec une boisson posée près de son coude, à bord d’un jet luxueux et climatisé, entourée par une poignée d’assistants qui s’entretenaient en consultant leurs notes : des conversations murmurées en partie couvertes par les ronronnements des propulseurs.

Elle ne voyageait plus sans être accompagnée par une armée d’aides et de gardes du corps. Catlin et Florian restaient à l’arrière pour veiller sur elle même à dix mille mètres d’altitude et au milieu des membres de son équipe aux mallettes bourrées de documents confidentiels.

Tout cela était si différent du passé.

Dis, maman, je peux m’asseoir près de la fenêtre ?

Son cas était une exception, elle pouvait se targuer d’avoir eu deux parents : Olga Emory et James Carnath. Ils avaient fondé les labos de Reseune et mis au point la technique grâce à laquelle l’Union avait pu voir le jour. Ils étaient les créateurs des colons et des soldats. Leurs gènes se retrouvaient dans des centaines d’entre eux, ses presque-frères et presque-sœurs dispersés dans l’espace, séparés par des distances se comptant en années de lumière. Mais c’était valable pour tout le monde, désormais. Depuis sa naissance, le concept des liens familiaux avait évolué : la parenté biologique était un fait secondaire. Seule importait la Famillec à la fois fiable et prospère.

Elle avait reçu Reseune en héritage, y compris ce jet personnel. Cet appareil n’était nide location nicommercial nimilitaire. Une femme de son rang aurait pu réquisitionner n’importe quel moyen de transport, mais elle préférait emprunter des engins appartenant à sa Maisonnée, utiliser les services d’un pilote dont elle connaissait toutes les structures psychiques et des gardes du corps qui pouvaient être considérés comme une de ses plus belles réalisations.

La pensée de se retrouver au cœur d’une ville – dans les couloirs du métro, au milieu des employés et des techs, des cuisiniers et des ouvriers qui se bousculaient dans leur hâte d’aller travailler pour gagner quelques crédits – était pour elle aussi terrifiante que celle d’affronter le néant de l’espace. Elle façonnait à sa guise des mondes et des colonies, mais l’idée de devoir prendre un repas dans un restaurant, affronter la foule pour emprunter un moyen de transport en commun, ou simplement suivre une des rues de surface empruntées par des véhicules grondants et une multitude de piétonsc c’était suffisant pour l’emplir d’une panique irrationnelle.

Elle n’aurait pu vivre hors de Reseune. Elle était capable d’organiser ses déplacements aériens, de vérifier le plan de vol, de faire préparer ses bagages, de diriger ses assistants et de veiller à sa sécurité dans les moindres détailsc mais se rendre dans un aéroport représentait pour elle une dure épreuve. Une grave lacune, certes. Mais chaque individu avait droit à quelques phobies et c’était d’une importance secondaire. Il était improbable qu’Ariane Emory dût un jour prendre le métro ou se retrouver dans la cale d’appontage d’une station.

Il s’écoula un long, très long moment avant l’apparition du fleuve et de la première plantation. Une route réduite à la largeur d’un petit ruban, puis les dômes et les tours de Novgorod ; une métropole à l’apparition si soudaine qu’elle en paraissait irréelle. Sous les ailes de l’appareil les champs cultivés grandissaient, les ombres des pylônes du bouclier électronique et des tours des précipiteurs s’étiraient, et les véhicules se déplaçaient avec une impensable lenteur.

Des trains de péniches descendaient la Volga en direction de la mer, des barges pointillaient le port fluvial au-delà des cultures. Novgorod était toujours une agglomération industrielle, en dépit du lustre apporté par les nouveaux quartiers. Cette berge n’avait pas changé en un siècle, hormis pour s’étendre pendant que les bateaux et les véhicules terrestres perdaient leur statut de choses rares pour devenir banals.

Regarde, maman, un camion !

La tache bleue d’un bosquet de lainebois fila sous l’aile. Les dalles et les bandes qui matérialisaient l’extrémité de la piste passèrent en un éclair.

Les pneus entrèrent en contact avec le sol. L’appareil continua sur sa lancée et finit par s’immobiliser, avant d’effectuer un quart de tour en direction du terminal.

Comme toujours, Ariane Emory fut prise de panique. Elle savait pourtant qu’elle n’aurait pas à pénétrer dans les salles bondées de monde. Des voitures attendaient. Les membres de son équipe se chargeraient de prendre les bagages, de remiser le jet, d’effectuer toutes ces tâches. Ils traverseraient la grande banlieue de la ville, mais si les glaces des véhicules permettaient de voir l’extérieur elles dissimuleraient leurs occupants aux regards des badauds.

Tous ces inconnus. Des mouvements de foule désordonnés et chaotiques. De loin, elle appréciait ce spectacle. N’était-ce pas sa création ? Elle aimait observer les gens pris dans leur ensemble. Vus de loin, ils lui inspiraient de la confiance.

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