Elle s’agita ainsi jusqu’au moment où Jane Strassen plongea les bras dans l’eau et la sortit du bac. Des assistants nouèrent alors son cordon et la portèrent sur une table pour procéder à un examen rapide, pendant que Jane Strassen regardait la scène par-dessus leurs épaules.
— Vous ne constatez aucune anomalie, n’est-ce pas ?
De l’appréhension était perceptible dans sa voix. Une heure plus tôt, son intérêt était purement professionnel. Elle prenait à cœur un projet qui eût été compromis si la santé du nouveau-né avait été précaire. Mais il s’y ajoutait à présent une angoisse qu’elle ne se serait pas attendue à éprouver.
— Vous êtes celle qui correspond le mieux au profil d’Olga Emory,lui avait dit son cousin Giraud.
Et elle s’était emportée, pour refuser avec véhémence et protester que la direction des labos de la section un ne lui laissait pas de temps à consacrer à un nourrisson ; d’autant plus qu’elle avait une santé fragile, était surchargée de travail et venait de fêter son cent trente-deuxième anniversaire.
— Olga a eu Ari à plus de cent ans,avait rétorqué Giraud. Vous êtes une femme décidée, active. Comme Olga, vous vous intéressez aux formes d’expression artistiques, vous êtes née dans l’espace, vous possédez une intelligence supérieure à la moyenne et d’indéniables capacités professionnelles. De tous nos collaborateurs, vous êtes la femme qui lui ressemble le plus. En outre, votre âge constitue un atout : vous devez voussouvenir d’Olga.
— Je ne supporte pas les enfants. J’ai eu Julia par immaculée conception, et sachez que je me sens insultée quand vous me comparez avec cette mégère insupportable et pinailleuse !
Et cette ordure de Giraud avait souri avant de lui répondre :
— Vous ferez l’affaire.
Ce qui lui valait de se retrouver ici, dans cette salle, à cette heure, assaillie par l’angoisse pendant que les médecins examinaient un nouveau-né qui se tortillait comme un ver et que la pensée de ses nouvelles responsabilités s’ancrait dans son esprit.
Elle ne s’était guère occupée de sa fille génétique, sa contribution à l’immortalité conçue grâce à la participation involontaire d’un mathématicien pan-parisien qui ignorait à quoi avait servi son don à la génébanque de Reseune. Jane accordait une confiance plus grande au hasard et à un sang nouveau qu’à une planification méticuleuse, qu’elle jugeait préjudiciable au pool génétique. Julia était le fruit de cette sélection personnelle : ni un échec ni une réussite. Jane avait la plupart du temps confié sa fille à des nourrices, pour s’en désintéresser après avoir constaté qu’il s’agissait d’une enfant trop timorée et sentimentalec brillantedans un milieu aux normes moins élevées mais incapable de dominer ses fonctions biologiques et aussi vulnérable qu’une azie.
Mais ceci,le double d’Ari qu’elle adoptait à la fin de son existence, correspondait à tout ce qu’elle avait jamais espéré. L’élève idéale. Un esprit à même d’assimiler la totalité du savoir qu’elle lui jetterait en pâture et de la régurgiter par la suite. Une expérience passionnante, mais à laquelle il lui serait interdit de procéder.
Elle venait de se passer une bande où l’on voyait Olga avec Ari : Olga qui la tenait par l’épaule, tirait sur son pull pour supprimer un pli. Le sursaut d’exaspération de la fillette. Elle s’en souvenait. Elle revivait son propre passé.
Elle avait entendu cette voix pendant dix-huit ans. Olga ne ménageait pas plus ses critiques à l’égard de sa fille que des membres de son équipe – il était même surprenant qu’Ari n’en eût pas été névrosée – lorsqu’elle ne la laissait pas livrée à elle-même avec les azis. Olga effectuait sans cesse sur elle des analyses sanguines et des psychtests, dans le but d’établir les bases des théories qu’Ari développerait plus tard. Elle avait fait passer à son enfant ses premiers tests de Rezner, pour découvrir que le score atteignait presque le maximum. Olga Emory croyait aux vertus d’une éducation scientifique et pensait avoir à sa disposition une nouvelle Estelle Bok, à laquelle les labos permettraient de connaître une semi-immortalité. Et tous les autres gosses qui vivaient à Reseune entendaient dire qu’Ari leur était bien supérieure, et intouchable parce que leurs parents savaient qu’ils se retrouveraient sans emploi si leur rejeton s’avisait de pocher un des yeux de la précieuse Ari d’Olga, qui l’eût pourtant bien mérité.
À cette époque où les pionniers qui avaient fui les lois restrictives de la Compagnie Terre venaient de se regrouper à l’extrême limite de l’espace connu pour y fonder Station Cyteen, les théoriciens politiques renégats, les physiciens célèbres, les chimistes et les explorateurs légendaires étaient plus nombreux dans le réfectoire que les gens capables de réparer un robinet défectueux. La réjuv venait d’être découverte. Reseune serait d’ailleurs fondée pour en étudier les possibilités. La physique de Bok rendait tous les manuels caducs et des gens qui auraient pourtant eu des choses plus utiles à faire se livraient à des spéculations sur ce qu’elle permettrait bientôt de découvrir. Et si Olga Emory était une femme intelligente et à l’esprit pluridisciplinaire, on trouvait aussi sous sa voûte crânienne quelques araignées qui y avaient tissé leurs toiles.
Pour ne pas parler de James Carnath, qui semblait encore plus atteint. En apprenant qu’il était condamné, il avait décidé d’avoir avec Olga une enfant qui surpasserait Bok.
Telles étaient les raisons qui valaient à Jane Strassen de se retrouver avec un projet et un bébé sur les bras.
Elle devrait calquer son comportement sur celui d’Olga. Tiens-toi droite, Ari. Ne remue pas comme ça, Ari. Fais tes devoirs, Aric râleuse et antipathique.
Elle se comporterait ainsi, quand elle ne confierait pas Ari aux nourrices. Comme pour Julia. Elle en avait des remords rétrospectifs.
S’intéresser à l’enfant plus que ne l’avait fait sa mère eût changé Ari. Reconnaître ses fautes lui était pénible, mais en étudiant le comportement d’Olga il lui avait semblé se regarder dans un miroir au reflet trop révélateur. Giraud ne se trompait pas. Il lui restait encore bien des choses à apprendre, à cent trente-deux ans.
Jusqu’à ce jour elle n’avait pas éprouvé pour Julia plus de sentiments maternels que pour n’importe quel autre produit des labosc ou pour les deux azis que les assistants mettaient au monde de l’autre côté de la salle. Dans le cas présent, et malgré l’expérience acquise pendant qu’elle « élevait » sa fille et s’occupait des étudiants placés sous son autorité, les résultats dépendraient de la façon dont elle suivrait le programme établi. Pour le bien de l’enfant. Ari Emory lui avait inspiré du respectet si elle ne se montrait pas à la hauteur elle verrait sa réputation s’envoler en fumée. À cent trente-deux ans. Rien ne l’irritait autant que les erreurs, le manque de rigueur et les pensées brouillonnes.
Il lui était toujours pénible de regarder Julia et de voir ce qu’elle était devenue – une jeune femme incapable d’effectuer correctement son travail, trop faible avec sa propre fille dont elle passait tous les caprices, satisfaite de vivre aux crochets d’un interminable chapelet d’amants – et de savoir qu’elle en portait la responsabilité au même titre que ses gènes. Mais la négligence et l’agressivité dont elle reconnaissait à présent avoir fait preuve envers Julia avaient joué un rôle nécessaire et essentiel pour façonner la personnalité d’Ari. Pychsets et génétique à l’ouvrage.
Mauvaise gosse et bonne mère, peut-être. Et vice versa.
Une sacrée donne de Dame Nature.
2
— Ils sont tous en parfaite santé, déclara Petros Ivanov.
— C’est formidable. Absolument formidable.
Denys prit une bouchée de poisson, puis une autre. Ils déjeunaient en privé dans la salle à manger directoriale, dont les rideaux avaient été ouverts sur les baies panoramiques hermétiques. Les météorisateurs leur donnaient de la pluie, comme prévu. C’était une forte averse et l’eau ruisselait le long des vitres. Le beau temps reviendrait dans un jour, à quelque chose près.