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Naturellement, sa mère avait imposé sa volonté.

Quand Micke avait l'occasion de venir à Vetlanda, il passait la chercher à la sortie du lycée. Elle faisait exprès de manquer le bus de ramassage et, très fière et vibrante de joie, allait discrètement le retrouver dans sa De Soto, à quelques pâtés de maisons du lycée. Elle se blottissait sur le siège du passager et se laissait ramener à Hultaryd, à quarante kilomètres de là. Mais jamais à la maison. Elle se faisait toujours déposer à bonne distance.

Une fois, sur le chemin du retour, il s'était engagé sur une route de forêt. Elle l'avait regardé du coin de l'œil mais il ne quittait pas la route des yeux. Ils ne disaient rien, ni l'un ni l'autre.

Il avait arrêté la voiture, ils étaient descendus et s'étaient regardés. Puis elle s'était abandonnée à lui avec un sentiment de bonheur complet et d'être celle qu'il avait choisie.

Il l'avait prise, doucement, sur la couverture à carreaux.

Elle était toute à lui. Il était tout à elle.

Elle l'avait observé à la dérobée, se demandant quel plaisir elle pouvait lui procurer. Il était comme absorbé par sa présence, toutes ses pensées étaient concentrées sur elle, son corps était en extase devant le sien, devant elle.

Ils ne faisaient plus qu'un.

Elle aurait donné n'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.

N'importe quoi.

Les pommes de terre formaient une boule dans sa bouche. Ses parents mangeaient en silence.

Cette attente insupportable.

Impossible d'avaler.

Deux fourchettes dans la même main. Trois.

La table qui dansait.

Faut que j'avale.

Cette peur qui lui serrait le ventre.

Avale, bon sang. Avale! N'aggrave pas les choses.

Pardonnez-moi. Pardon. Dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour qu'on me pardonne mais ne me faites plus attendre.

Je ferais n'importe quoi pour que vous me pardonniez.

N'importe quoi.

Béatrice Forsenström posa son couteau et sa fourchette et c'est sans regarder Sibylla qu'elle creusa l'abîme qui s'ouvrit sous ses pieds, au moyen d'une simple remarque.

- J'ai entendu dire que tu montais dans des voitures de voyous.

C'est une femme promenant un bouledogue qui la sauva. Sibylla la vit gesticuler, au coin de Gräsgatan, d'où partait l'allée conduisant aux jardins ouvriers d'Eriksdal. Ce n'est qu'en approchant d'elle qu'elle vit l'écouteur noir dans son oreille et le fil le reliant au téléphone portable et qui, d'après les dernières découvertes, permettait d'empêcher que l'utilisateur ait le cerveau en grande partie détruit par les rayons émis par l'appareil. Elle avait lu cela dans les journaux.

- C'est un véritable scandale!

Sibylla ralentit et prêta l'oreille. Le bouledogue s'était assis et regardait attentivement sa maîtresse exprimer sa révolte.

- On n'est quand même pas dans un État policier, bon sang. Je me fiche pas mal de savoir qui vous recherchez. Je suis suédoise et je prétends avoir le droit de me promener où je veux sans me retrouver soudain avec un pistolet braqué sur la figure. C'est révoltant!

Sibylla s'arrêta près d'elle.

- Non, je n'ai pas l'intention de me calmer. Je veux déposer plainte. Ils ne se sont même pas excusés et il a fallu que je montre mes papiers pour qu'ils me laissent passer. C'est un véritable scandale!

La femme se tut et prêta une seconde l'oreille à ce que disait son correspondant, à l'autre bout du fil. Elle jeta un coup d'œil à Sibylla, au passage, et celle-ci se dépêcha de détourner le visage.

- Oui... Non, je refuse. Si vous n'acceptez pas ma plainte, je vais appeler un autre commissariat.

Elle coupa la communication et mit le téléphone dans sa poche. Le chien se dressa sur ses pattes.

- Viens, Kajsa.

Elle traversa la rue, suivie par le chien. Sibylla demeura sur place, perplexe.

- Ne descendez pas vers les jardins. Sibylla eut un petit sourire.

- Ah bon, pourquoi?

- Ça grouille de flics, là-bas. Seulement on ne les voit pas avant de se retrouver avec un pistolet braqué sur la tempe. Je ne sais pas ce qu'ils font. Mais c'est un véritable scandale.

Sibylla acquiesça de la tête.

- Merci. Je crois que je vais aller ailleurs, alors.

La femme et le chien poursuivirent leur chemin et Sibylla poussa un gros soupir de soulagement.

Uno Hjelm avait fait son petit boulot de judas, le salaud.

Il fallait qu'elle quitte le secteur, et vite.

Combien de temps tiendrait-elle?

Survivre était une chose. Elle en avait l'habitude. Mais fuir, se terrer.

Elle pressa le pas, s'imaginant qu'ils l'avaient déjà repérée et qu'ils étaient sur ses talons.

Comment Hjelm avait-il pu savoir que c'était elle? Il ne pouvait pas l'avoir reconnue d'après la photo des journaux. C'était impossible. Ou alors elle était perdue. Elle ne serait en sécurité nulle part.

Il fallait absolument qu'elle change de coiffure.

Elle approchait du boulevard circulaire et il y avait maintenant beaucoup de monde. Elle fit de son mieux pour disparaître dans la foule.

Est-ce que les gens ne la regardaient pas d'une façon bizarre? Lui, là, cet homme qui arrivait en face d'elle. Pourquoi la fixait-il comme cela? Son cœur se mit à battre. Elle baissa les yeux. L'homme passa à côté d'elle sans rien dire.

Et qui la croirait, si elle disait la vérité? Mais peut-être parviendraient-ils à comprendre qu'elle désirait dormir dans un vrai lit, une fois de temps en temps. Et puis elle avait l'intention de s'acquitter. Plus tard, bien sûr, mais elle le ferait. Il se trouvait seulement qu'elle avait perdu son portefeuille. Et c'était vrai.

La bouche de métro grouillait de monde.

Elle passa sans s'arrêter.

Mais où aller?

Parvenue dans Renstiernasgata, elle monta l'escalier menant au parc de Vitaberg. L'église Sainte-Sophie se dressa au-dessus d'elle comme une citadelle, puissante et sûre. Elle était fatiguée et eut l'idée d'aller s'y asseoir un moment. Elle se retourna pour s'assurer que l'allée descendant vers la rue était déserte et que personne ne la suivait.

Un silence total régnait dans l'église. Un homme était assis dans une cabine en verre, à droite de l'entrée, et il la salua gravement de la tête. Elle lui répondit de la même façon et ôta son sac à dos.

Un homme portant une queue-de-cheval était assis sur l'un des bancs, en dessous de la chaire, mais, à cette exception près, l'église était vide. Elle le reconnut d'ailleurs pour l'avoir vu une ou deux fois à la Mission évangélique. Il dormait, le menton contre la poitrine.

Elle posa son sac sur le banc situé au fond de l'église et ferma les yeux.

Le calme. Son seul désir.

L'homme dans la cabine se mit à tousser et l'écho s'en répercuta dans tout le bâtiment. Puis le silence s'abattit de nouveau.

Dieu entend les prières, était-il marqué sur une affiche apposée à l'entrée.

Elle ouvrit les yeux et regarda le grand retable, devant le chœur. Au cours des siècles, une quantité considérable d'êtres humains avaient remis leur destin entre Ses mains, ils avaient construit ces immenses églises et Lui avaient adressé leurs prières. Elle avait fait de même, étant petite. Chaque soir la même prière demandant à Dieu de protéger les petits enfants et de ne pas faire mourir leur père et leur mère. Peut-être l'avait-Il entendue, d'ailleurs? Après tout, elle était encore en vie et en bonne santé. Mais Il ne l'avait guère protégée, pourtant. Peut-être était-Il du côté des autres?

Les autres. Ceux qui avaient trouvé leur place dans la société.

Mais celui qu'on appelait le Chef de gare, cet homme qui, après quatre tentatives manquées d'empoisonnement, s'était jeté du haut d'un pont, le mois dernier. Ses prières, à lui, qu'en était-il advenu? Ou encore Lena, cette femme qui faisait le tour de la ville à bord de l'autobus de l'Armée du Salut pour distribuer du café chaud et qui avait soudain appris qu'elle avait une tumeur inopérable au cerveau: qu'est-ce qu'elle avait fait pour mériter cela? Ou encore Tova, Jönsson ou Smirre? Ils étaient tous morts, après avoir vécu un enfer pendant des années, sans que leurs prières aient été entendues.

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