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- Il faut que je te demande un service, Heino, dit-elle.

La voiture s'était arrêtée et les deux dames montraient leur banc du doigt.

- Tu ne me connais pas.

Heino la regarda. La voiture de police s'était remise en mouvement.

- Si, je te connais bien, Sibylla, t'es la reine du Småland.

Elle regarda droit devant elle en poursuivant:

- Non, Heino. Sois gentil. Fais semblant de ne pas me connaître.

La voiture de police vint s'arrêter juste devant eux et les deux agents en descendirent, laissant le moteur tourner à vide. Un homme et une femme. Heino les regarda et enfourna la dernière bouchée de son petit pain.

- Salut, Heino. Alors, on importune les dames?

Heino tourna la tête et écarquilla les yeux en direction des deux femmes, qui étaient toujours devant les marches du Musée national. Sibylla plongea le regard dans son sac à dos, dans l'espoir de ne pas avoir à affronter celui des policiers.

- Pas du tout. Je suis en train de manger un petit pain.

- Eh bien, c'est parfait, Heino. Continue.

Heino ferma la bouche et continua à mâcher, en pouffant d'un air ironique.

- C'est facile à dire, pour vous.

Sibylla se mit à fouiller dans une des poches de son sac à dos.

- Il ne vous a pas importunée, vous?

Sibylla se rendit compte que cela s'adressait à elle. Elle leva les yeux, mais en faisant semblant d'avoir quelque chose dans l'un de ceux-ci.

- Moi? Non. Absolument pas.

Elle ouvrit un autre compartiment de son sac et se mit à fouiller à l'intérieur.

- Je n'importune pas les reines, moi, dit Heino avec emphase. Surtout pas les reines du Småland.

Sibylla ferma les yeux en gardant la tête penchée sur son sac à dos.

- Eh bien, c'est parfait, Heino, dit la femme. Continue à bien te tenir.

C'est avec soulagement que Sibylla entendit les deux agents tourner les talons et regagner leur voiture. Elle osa alors lever les yeux et vit l'homme poser la main sur la poignée de la portière.

- On n'a pas idée de s'en prendre à un honnête citoyen qu'est en train de manger paisiblement un petit pain sur un banc. Est-ce que c'est ma faute, à moi, si ces bonnes femmes promènent leur espèce de rat? Hein? Est-ce que c'est ma faute?

- Ta gueule, siffla Sibylla.

Mais Heino commençait à s'exciter. Les deux agents s'étaient arrêtés et à nouveau tournés vers eux.

- Je vais vous dire une chose, moi. Le 23 septembre 1885, par exemple, vous auriez pu vous rendre utiles, ici.

Le policier de sexe masculin revint vers eux, alors que la femme était déjà montée à bord de la voiture, Sibylla se mit à refermer son sac à dos. Il était grand temps de filer. Heino se leva et désigna la façade du Grand Hôtel.

- Elle était là, sur le balcon.

Sibylla s'arrêta dans son geste.

- Y avait du monde partout, jusqu'à Kungsträdgarden. Ils voulaient tous l'entendre chanter.

Sibylla le regarda avec de grands yeux et le policier fut intrigué.

- Qui est-ce qui chantait?

Heino poussa un soupir et tendit ses paumes noires en geste de désespoir.

- Christina Nilsson, pardi. Le rossignol du Småland.

Il observa une courte pause, satisfait de son petit effet. La femme commençait à s'impatienter, dans la voiture. Elle se pencha par-dessus le siège du conducteur, baissa la vitre et appela:

- Janne!

- Attends une seconde.

Heino hocha la tête, aux anges.

- Ils étaient plus de quarante mille, hommes et femmes, pour l'entendre chanter. C'était noir de monde, ici. Y en avait qu'étaient grimpés sur les voitures et sur les réverbères - et pourtant on aurait entendu une mouche voler. Vous savez qu'on l'a entendue jusque sur Skeppsbron? Oui, là-bas, en face. À cette époque, les gens savaient tenir leur gueule.

- Allez, viens, Janne.

Mais l'homme semblait curieux de ce que disait Heino. Tout ce que pouvait faire Sibylla, c'était rester tranquille et attendre que cela se termine. Elle jeta un coup d'œil en direction du Musée national et vit que les deux dames avaient disparu. Heino pointa un doigt en l'air. Ce simple geste répandit une nouvelle bouffée malodorante qui amena Sibylla à retenir sa respiration.

- Mais dès qu'elle a eu fini de chanter, ils se sont tous mis à applaudir comme des fous et alors y a quelqu'un qu'a crié que les échafaudages de la maison Palmgren étaient en train de s'effondrer, là-bas. Elle était en construction, à l'époque. Ça a été une panique pas possible. Y a seize femmes et deux enfants qui sont morts d'avoir été piétines. Sans compter la centaine qu'il a fallu emmener à l'hôpital.

Heino conclut son récit par un signe de tête appuyé.

- Vous auriez été plus utiles ce jour-là qu'aujourd'hui. Ils seraient p't-être encore vivants. Au lieu de venir vous en prendre à moi, parce que je mange un petit pain.

L'agent répondant au nom de Janne eut un sourire bonasse.

- T'as raison, Heino. Allez, prends soin de toi.

Cette fois, il eut le temps de remonter dans sa voiture et de démarrer avant que Heino ne trouve autre chose à dire.

Sibylla le dévisagea en secouant la tête.

- Comment est-ce que tu sais tout ça?

Heino pouffa.

- On a de l'éducation. Malgré la crasse.

Il s'était levé et avait fait faire demi-tour à son attelage pour aller continuer la chasse aux canettes dans Kungsträdgarden.

- Merci pour le petit pain.

Sibylla inclina la tête avec un sourire. Heino s'éloigna. Elle leva les yeux vers le balcon sur lequel Christina Nilsson s'était tenue, cent quinze ans auparavant. Aujourd'hui, avec le vacarme de la circulation, personne n'aurait pu l'entendre.

Elle tourna la tête et vit Heino disparaître, au loin. L'espace d'une seconde, elle fut tentée de se lever et de courir après lui. Pour ne plus être seule. Mais ce n'était pas possible.

Elle resta assise sur ce banc.

Il valait mieux qu'elle ne se montre pas trop, tant que ce remue-ménage ne serait pas calmé.

Comme d'habitude, quoi.

Presque tous les après-midi, après ce premier tour en voiture, elle s'arrêta un moment pour voir Micke. Elle resta de plus en plus longtemps et, pour finir, elle renonça à ses promenades et se rendit tout droit à la maison de l'association. Elle fit la connaissance des autres membres, tous des garçons de l'âge de Micke, et, pour la première fois, elle eut l'impression qu'on voulait bien d'elle quelque part. C'était Micke qui l'avait introduite et cela suffisait aux autres, ils n'avaient pas besoin d'en savoir plus sur elle. Ils ne semblaient même pas se soucier qu'elle soit la fille des Forsenström.

Mais le mieux, c'était quand ils étaient seuls, tous les deux, dans le garage. Micke n'était plus le même, alors, et il lui apprenait tout ce qu'il savait sur les moteurs et les voitures. Parfois, il l'emmenait faire un tour et, quand il était vraiment de bonne humeur, il la laissait conduire un peu sur une route de forêt. La première fois, elle était assise sur ses genoux. Elle sentit ses cuisses sous les siennes et son ventre contre ses fesses. Cela lui fit un drôle d'effet. C'était à la fois chaud et excitant. Et il avait posé ses mains sur les siennes, sur le volant.

C'est après cette fois-là qu'elle avait écrit son nom sous la chaise de son bureau, dans sa chambre. Son secret. Un secret qui lui conférait une force étrange. Cela se voyait peut-être sur elle - ou alors c'était elle qui n'entendait plus; toujours est-il que les moqueries cessèrent et que l'existence lui fut plus facile.

Elle n'attendait qu'une seule chose, toute la journée: le moment de le revoir. Son odeur, quand il était près d'elle pour lui montrer un détail, sous le capot. Elle admirait cette somme de connaissances et elle aimait voir ses mains caresser les différentes parties du moteur.

Elle ne désirait qu'une seule chose: être avec lui, seule avec lui.

Comme lui.

Après les vacances, elle était entrée au lycée et, pour cela, elle devait se rendre à Vetlanda. S'il n'avait tenu qu'à elle, elle aurait choisi la section Mécanique automobile, au lycée technique. Mais elle s'était gardée de le dire à quelqu'un d'autre qu'à Micke. Surtout pas à sa mère, bien entendu. Celle-ci estimait qu'elle devait opter pour la section Sciences économiques afin de pouvoir, par la suite, entrer dans l'entreprise familiale. En plus, c'était chic.

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