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— Nul ne songe à vous en empêcher, répliqua Malden d’un ton conciliant, mais admettez au moins que nous soyons inquiets… Comment l’échange devait-il se faire ?

Il était difficile au commissaire de ne pas s’expliquer. Il s’exécuta mais avec une mauvaise grâce qui n’allégea pas l’inquiétude de ses visiteurs.

— À quelle heure Morosini est-il parti ? demanda Crawford.

— Il devait être un peu plus de neuf heures quand il a pris le volant de la voiture.

— Ce qui fait environ deux heures, dit Adalbert en consultant sa montre… Reste à savoir s’il allait loin ou pas ? Vous dites que la carte indiquait une croisée de chemins ?

— J’y ai envoyé immédiatement l’inspecteur Bon mais il n’a rien trouvé.

— Qu’est-ce que vous attendiez ? Vous deviez penser que le vrai rendez-vous aurait lieu ailleurs. Avez-vous pu voir, au moins l’immatriculation de la Citroën ?

— Mais vous me prenez pour un débutant, brailla Lemercier. Je sais à qui elle appartient et vous allez rire…

— Ça m’étonnerait !

— À votre présidente : cette aimable Mme de La Begassière ? Vous êtes content ?

— Très ! soupira Malden, lugubre. Autrement dit il ne nous reste plus qu’à attendre…

— Alors, faites-moi le plaisir d’aller patienter ailleurs ! Vous m’encombrez ! Je vous préviendrai quand il y aura du nouveau.

— Allons chez moi ! proposa Malden. C’est le plus près et, comme personne ce soir n’a envie de dormir et que nous sommes quatre, je propose un bridge. Cela aura l’avantage de nous occuper l’esprit…

La moue dubitative d’Adalbert indiqua qu’il n’y croyait guère mais c’était mieux que tourner en rond dans sa chambre. Il fallait seulement espérer que la partie serait interrompue rapidement. Il suivit donc les autres, se contentant d’appeler au téléphone le Trianon Palace afin que l’on délivre un message à Mlle du Plan-Crépin, lui demandant d’appeler elle-même chez les Malden pour qu’il puisse lui donner les dernières nouvelles à partager avec Mme de Sommières, mais à doses homéopathiques : la nuit risquait d’être longue et il était préférable de n’inquiéter la vieille dame qu’en cas d’absolue nécessité.

Par la suite, Adalbert devait se souvenir de cette séance de bridge comme d’une sorte de cauchemar. Jamais il n’avait joué aussi mal alors qu’en temps habituel il était d’une assez jolie force. Il perdit tout ce qu’il voulut et s’en excusa auprès de ses différents partenaires. Le plus malmené fut Crawford : tant qu’il eut l’Écossais en face de lui, Adalbert lutta contre l’envie de lui demander ce que faisait l’une des fameuses larmes de Marie-Antoinette dans la boîte à coton hydrophile de sa femme. Seule l’idée qu’il n’en savait peut-être pas plus que lui sur la question le retint mais la tentation était grande. À mesure que le temps passait à l’élégante horloge de parquet – souvenir du palais qui avait dû connaître les soins de l’industrieux Caron de Beaumarchais –, son énervement montait au diapason de son angoisse. Finalement il n’y tint plus : jetant ses cartes, il se leva et se mit à marcher dans la pièce avec agitation :

— Veuillez m’excuser tous ! exhala-t-il avec la fumée de la cigarette qu’il venait d’allumer, vous avez dû vous apercevoir que je ne suis bon à rien ce soir !

— Vous voulez dire ce matin ? fit Olivier de Malden en allant tirer les rideaux sur la plus radieuse des aurores. Il est cinq heures, messieurs. Quant à votre qualité de jeu, mon cher ami, elle a été moins mauvaise que vous ne le pensez pour la bonne raison que, tous, nous avons joué en dépit du bon sens. On ne va pas faire les comptes parce que je ne suis même pas certain que nous ayons joué au bridge. C’était du n’importe quoi ! Ah, Clothilde ! ajouta-t-il à l’adresse de sa femme qui entrait suivie d’un valet porteur d’un substantiel petit déjeuner, vous pensez toujours à tout ! Même que nous avons besoin de réconfort. Mais comment êtes-vous debout à pareille heure ?

— Simplement parce que je ne me suis pas couchée, répondit-elle en étalant une nappe blanche sur la table de bridge. Il était temps de vous apporter quelque chose de plus consistant que le contenu de ces bouteilles, ajouta-t-elle en désignant le cabaret aux verres anciens posé sur une console et dont les deux flacons s’étaient vidés au fil des heures. J’avais pensé à vous servir une soupe à l’oignon mais il y avait là un côté festif peu en rapport avec ce que vous vivez. Alors, café au lait ou chocolat ? Choisissez ! À présent je vous laisse !

Ce qu’elle leur offrait était si appétissant qu’ils reprirent leurs places pour y faire honneur. Adalbert surtout débordait de reconnaissance. Il se sentait comme un enfant apeuré qu’une bonne fée vient prendre par la main pour lui offrir le réconfort de son amitié. Pendant un moment ils mangèrent en silence tandis que diminuait le contenu des corbeilles de croissants, pains au lait, muffins et scones. Sans doute en l’honneur de l’Écossais !

Enfin, le général vida sa tasse, la posa et, après s’être essuyé les moustaches :

— Vous ne trouvez pas que c’est un peu long pour un échange ? Je commence à craindre le pire, tonnerre de Dieu !

— Moi, il y a longtemps que j’ai commencé ! Et ce satané commissaire qui n’appelle pas ! Je crois que je vais y retourner !

— Cela ne vous avancera à rien, sinon à faire les frais de son mauvais caractère ! dit Crawford avec une grimace de douleur parce que depuis quelques instants sa jambe malade le faisait souffrir. Agissez à votre guise, moi je rentre ! Vous me raconterez la suite de l’histoire !

Il se levait, cherchait sa canne mais Adalbert fut debout en même temps que lui :

— Je me demande si vous ne la connaissez pas mieux que nous, la suite de l’histoire, comme vous dites ?

— Moi ? Quelle mouche vous pique ? Me direz-vous par quelle illumination du Ciel je pourrais être mieux renseigné que vous ?

— Le Ciel n’a rien à y voir. Peut-être pourriez-vous nous expliquer…

Une suite de coups de sonnette frénétiques lui coupa la parole. Un instant plus tard, le commissaire Lemercier se matérialisait devant eux, blanc de colère et l’œil étincelant. Sans saluer qui que ce soit, il fonça droit sur Vidal-Pellicorne :

— J’avais raison de me méfier de vous, gronda-t-il, mais maintenant vous allez me dire où est passé votre brillant ami ?

— Ne deviendriez-vous pas complètement fou ? Qu’est-ce qui vous prend ? C’est bien vous qui l’avez expédié – peut-être au casse-pipe – sans avoir seulement daigné nous en informer ?

— Oh, pas de salades, mon bonhomme ! Ne jouez pas les vertus outragées. Si vous ne vous décidez pas à répondre à ma question… et un peu vite, je saurai, moi, vous faire parler !

— Avec quoi ? Les brodequins, l’eau, le fer rouge ? Espèce d’incapable ! S’il est arrivé quelque chose à Morosini…

Fou de rage, il levait le poing, prêt à frapper. Olivier de Malden s’élança entre les deux hommes et maintint Adalbert :

— Non ! Je vous en prie, calmez-vous, mon ami ! Vous le regretteriez ! Quant à vous, commissaire, votre attitude demande au moins une explication. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous rappelle que vous êtes chez moi.

— Une explication ? cracha le policier avec mépris. Si vous la voulez, la voilà ! Votre joyeux copain n’est jamais arrivé au rendez-vous ! Le ravisseur l’attend encore !

— Qu’est-ce que vous dites ?

— La vérité ! Monsieur le prince Morosini, ce grand seigneur, parangon de toutes les vertus, s’est tranquillement fait la malle avec les bijoux qui lui étaient confiés ! Plus la voiture dans laquelle je l’avais embarqué moi-même ! Qu’est-ce que vous en dites ? Hahahaha !

Hors de lui, Adalbert venait de lui sauter à la gorge :

— Que vous êtes le plus fichu imbécile que la terre ait jamais porté. Il est sans doute mort à l’heure qu’il est, ou prisonnier, et vous, triple andouille, vous êtes là, à l’accuser simplement parce qu’un bandit insatiable a trouvé ce moyen pour s’en faire donner davantage ! Je vais vous apprendre moi…

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