Литмир - Электронная Библиотека
A
A

— Il va falloir qu’elle l’excuse mais pour aujourd’hui ça me paraît difficile. Tenez ! Les voilà qui redescendent…

Les infirmiers et leur civière revenaient, en effet, portant avec précautions le pauvre marquis blanc comme un linge mais la sérénité n’y était pas et le chef, rouge de colère, achevait un dialogue orageux avec le valet de chambre affolé qui le suivait en tentant de donner une explication plutôt embrouillée.

— Vous êtes des dangers publics ! braillait l’infirmier. C’est un vrai piège que votre escalier !… Faudra prévenir la police !

— Mais je n’y suis pour rien ! Pour rien, je vous jure ! Je ne sais pas qui a eu cette idée. Nous sommes des gens convenables…

Le malheureux était en larmes, le concierge alla le tirer par le bras pour le ramener chez lui :

— Viens, Anselme ! T’es dans tous tes états ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh, c’est affreux ! En voulant monter à l’étage chercher la robe de chambre de Monsieur le marquis, cet homme a failli tomber, lui aussi. Y avait un fil tendu en travers de l’escalier. Il s’est reçu sur le ventre et son poids a cassé le fil mais Monsieur qui est tout léger…

— Et personne n’était encore descendu à cette heure ?

— Non. Monsieur n’utilise les pièces du rez-de-chaussée que lorsqu’il reçoit. Le reste du temps il vit au premier et nous on a l’escalier de service qui est moins beau mais plus commode.

— Mais qui a pu faire une chose pareille ? demanda Lucien pris lui aussi par l’histoire. Vous êtes combien là-dedans ?

— Quatre : moi, la cuisinière, la bonne et le chauffeur. Bon, je te laisse ! Il faut que je téléphone à Madame la comtesse, la nièce de ce pauvre Monsieur…

— Et à la police peut-être ? hasarda Lucien.

— C’est à Madame la comtesse de décider ! C’est pas mes affaires !

Il s’élançait pour rentrer dans la maison quand Lucien cria :

— On l’emmène où ?

— À la clinique de son ami le Dr Garcin, rue du Maréchal Joffre…

Un peu secoué tout de même, bien qu’il n’eût jamais vu le vieux monsieur, Lucien rejoignit sa voiture et sa patronne à laquelle il s’efforça de faire un compte rendu le plus fidèle possible. Elle eut un haut-le-corps, pâlit sous la poudre mais ne fit aucun commentaire sinon :

— Nous rentrons, Lucien ! Il faut prévenir nos messieurs !

Très calme en apparence, Tante Amélie n’en était pas moins saisie d’effroi. Il ne faisait aucun doute pour elle que l’on venait de tenter – et peut-être de réussir ? – d’assassiner le marquis et cela simplement parce qu’il voulait mettre Plan-Crépin à l’abri d’un danger…

Tout le monde était à l’hôtel quand elle y arriva et, rien qu’à la voir pâle et tendue, Aldo comprit qu’il se passait quelque chose. Elle raconta ce qu’elle avait vu et entendu, ajoutant : « Je crois que vous ne devriez plus chercher bien loin la main mystérieuse qui décime Versailles. »

— Ce vieux fou de professeur ? Sûrement pas, fit Adalbert avec un haussement d’épaules. Qu’il soit teigneux, désagréable et entièrement hypnotisé par la Reine, c’est entendu, mais je ne le crois pas capable de monter un truc pareil…

— Ce n’est pas une piste à dédaigner, corrigea Aldo mais, pour le moment, on va à la clinique savoir où en est M. des Aubiers. On prendra l’adresse exacte à la réception…

Pour une fois, Marie-Angéline ne demanda pas à les accompagner. Assise sur une chaise basse dans un coin du salon elle pleurait toutes les larmes de son corps… La pauvre fille, qui avait été si fière d’appartenir à un comité prestigieux, d’œuvrer pour Versailles, toujours considéré par elle comme la merveille absolue, supportait mal le flot de sanies et de sang où menaçait de sombrer sa belle histoire. Mme de Sommières l’observa quelques instants sans rien dire puis hocha la tête et vint poser une main apaisante sur l’épaule maigre qu’elle serra :

— Voulez-vous que nous rentrions à la maison, Marie-Angéline ? Je crains que tout ceci ne soit un peu trop pour vous…

Relevant la tête, celle-ci la considéra avec stupeur :

— Vous m’avez appelée Marie-Ang…

— Pourquoi pas ? Vous venez bien d’oublier votre sacrée troisième personne de majesté ! Il y a des jours comme ça où l’on a envie de se dévergonder ! Sincèrement, voulez-vous rentrer ?

— Fuir devant l’ennemi ? s’écria celle-ci en se dressant sur ses pieds. Laisser Aldo avec un maître chanteur et le fantôme de Marie-Antoinette, ou son mandataire, dévaster Trianon ? Jamais ! Nous autres, Plan-Crépin, qui avons combattu…

— Aux croisades ! Je sais ! Tenez, allez donc chercher un bon bouquin et venez me faire un brin de lecture ! Ça vous calmera.

— Que choisirons-nous ?

— Mon Dieu, je ne sais pas… Ah si, tiens ! Vous avez certainement apporté un de vos chers Conan Doyle ? L’inusable flegme de votre ami Sherlock Holmes vous refera une santé ! À moi aussi d’ailleurs ! Et n’oubliez pas le champagne. Il est l’heure !

Un long moment plus tard, on commençait à gravir la lande de Baskerville dans un tilbury cahotant quand Aldo et Adalbert rentrèrent. Les nouvelles qu’ils apportaient n’étaient pas bonnes : le marquis venait de cesser de vivre sans avoir repris connaissance.

— Sa nièce était présente et nous avons pu nous entretenir quelques instants avec elle mais il ne faut pas en attendre grand-chose. Elle a peine à cacher sa satisfaction en face d’un bel héritage et refuse de porter plainte. Selon elle, l’escalier était trop bien ciré et elle a prévenu les gens de la clinique de son opposition formelle à l’apparition de la police dans ce qui est désormais « sa » maison ! Toujours selon elle, l’ambulancier avait dû boire plus que de raison – ce qui malheureusement n’était pas faux ! – et cette histoire de fil tendu est une inanité…

— Et la joyeuse bande de Ponant-Saint-Germain ?

— Une collection de vieillards légèrement timbrés qui se prennent au sérieux ! Ajoutons que si la nièce ne semble pas rouler sur l’or, elle a des relations et cousine avec le procureur général… Autrement dit, le pauvre marquis va être enterré en grande pompe et dans une sérénité totale excluant le raclement déplaisant des gros godillots des policiers. Sur ce, conclut Aldo, il est temps de nous habiller pour aller dîner chez lord Crawford !

— Au fait, remarqua Adalbert, je ne vois pas pourquoi il m’a invité : je n’ai jamais fait partie du Comité !

— Moi non plus, mais je m’y trouve par force puisque c’est à partir de demain que les bijoux doivent être remis. Quant à toi, je crois qu’il éprouve de la sympathie…

— C’est gentil de sa part, mais si tu n’y vois pas d’inconvénient, je n’irai pas. Tu vas me trouver une excuse !

— Pourquoi ne viendrais-tu pas ?

— Si le Comité y est, le professeur y sera ?

— Très certainement. Tu n’as pas envie de le revoir ?

— J’ai surtout envie de revoir son logis pendant qu’il n’y est pas. Aussi, pendant que vous festoierez, moi j’irai aux renseignements…

— Si c’est ça, je vais avec vous ! Je ferai le guet ! décida Plan-Crépin, revigorée…

Un toussotement discret ramena l’attention générale vers Mme de Sommières. Sa coupe à la main, elle promenait sur les autres un regard vert plus amusé qu’angoissé… quoique l’inquiétude y transparût tout de même.

— Je me demande, fit-elle, jusqu’à quel point vous êtes encore des gens fréquentables tous les trois ? Vous en avez pourtant déjà vu de toutes les couleurs mais au lieu de vous décourager, on dirait que cela vous stimule ?

— Et moi, fit Aldo en s’approchant d’elle pour l’embrasser, j’avais plutôt l’impression que cela vous amusait ?

— Quelquefois c’est vrai, mais pas toujours ! J’avoue que j’aimerais voir se terminer cette histoire : elle ne sent pas bon !

— Le crime ne sent jamais bon mais avons-nous le droit de le laisser détruire des innocents quand nous pouvons l’éviter ? Et puis nous avons Angelina, ajouta-t-il en souriant. Elle est si en conformité avec le Ciel qu’elle me donne souvent l’impression de mettre nos anges gardiens au chômage ! Pour ce qui vous concerne, Tante Amélie, ne donnez pas dans une sévérité hors de saison. Je pense qu’il y a en vous l’étoffe d’un chef de bande. Non ?

59
{"b":"155364","o":1}