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— Tiens, vous êtes là, vous ?

— Eh oui !

— Et en quel honneur ?

— J’essaie de réconforter Mme Karlova. Sans grand succès je le crains, soupira Aldo en considérant le visage désolé sur lequel les larmes ne cessaient de couler, silencieuses et d’autant plus navrantes. Quant à Marfa, son café avalé, elle avait entamé une interminable prière qui ressemblait au bourdonnement des abeilles.

— Il paraît que Karloff est salement amoché ? C’est votre cousine qui l’a trouvé, m’a-t-on dit ? Je me demande ce qu’elle fabriquait aux environs de minuit dans une rue déserte et sous une pluie battante.

Aldo éprouva quelque peine à dissimuler son aversion. Cet homme était capable de passer Plan-Crépin à la question s’il ne se mettait pas en travers :

— Chrétienne fervente – elle se rend chaque matin à la messe de six heures où qu’elle soit – Mlle du Plan-Crépin possède une âme généreuse qui ne supporte pas la souffrance d’autrui. Hier soir, sur une impulsion, elle a voulu se rendre chez Mme Karlova et c’est ainsi qu’elle a pu voir les ravisseurs du colonel le jeter hors d’une voiture tel un simple paquet. Je pense que vous savez la suite…

— Et vous ne l’aviez pas accompagnée ? Par ce temps ?

— Ni M. Vidal-Pellicorne ni moi ne nous en doutions. Comme tous les êtres de qualité, elle pratique une charité discrète, poursuivit Aldo avec une sévérité qui parut faire impression. Le vieux « Dur-à-cuire » se radoucit :

— A-t-elle pu distinguer la voiture des ravisseurs ? C’était son taxi ?

— En dépit de la peur qu’elle a eue je crois qu’elle l’aurait remarqué. Elle est très observatrice…

— Je verrai avec elle ! Après déjeuner ! Je suppose qu’elle doit dormir à cette heure ?

— Merci de le comprendre, commissaire !

En vantant les qualités de Marie-Angéline, Aldo n’avait rien exagéré. Il en fut lui-même surpris lorsqu’elle précisa à Lemercier qu’il s’agissait d’une Renault noire, d’un modèle un peu ancien, dont les portières étaient décorées d’un motif jaune et noir imitant le cannage d’une chaise. Malheureusement il lui avait été impossible de lire le numéro d’immatriculation en raison de la boue qui recouvrait les plaques.

— Une bonne précaution, commenta Adalbert, mais insuffisante. Le cannage des portières rend la voiture d’autant plus facile à reconnaître que l’on n’en a pas vu beaucoup sur le marché…

— Cela s’explique si c’est une voiture volée, répondit Aldo.

C’était aussi l’avis de Lemercier.

Celui-ci se disposait à repartir quand Aldo le retint :

— Pas d’autres nouvelles de l’assassin ? demanda-t-il en baissant la voix pour ne pas être entendu des deux femmes. Il est vrai que le lamento de sa suivante suffisait amplement à remplir les oreilles de Mme Karlova qui l’écoutait résignée et surtout habituée.

— Aucune. Il n’a pas manifesté de nouvelles exigences, ce qui je vous avoue ne laisse pas de me surprendre.

— Peut-être n’est-il pas complètement idiot ? Il a dû finir par comprendre que si on ne lui donnait pas ce qu’il a exigé c’est parce que nous ne l’avons pas. Ou alors il se donne le temps de préparer autre chose ?

— Il a déjà fait autre chose. D’ores et déjà je porte à son crédit l’enlèvement de Karloff.

— Qui n’a guère de rapport avec Marie-Antoinette, fit Aldo avec une hypocrisie parfaite mais qui ne trompa pas Lemercier.

— Peut-être mais il me paraît très lié avec des gens dont elle occupe le centre de la vie, des… collectionneurs de bijoux, par exemple ?

— N’exagérons rien ! C’est un excellent ami pour moi aussi bien que pour Vidal-Pellicorne. Nous voulons savoir qui l’a mis dans cet état et ce qu’est devenu son taxi. Vous ne l’avez pas retrouvé, n’est-ce pas ?

Lemercier haussa les épaules et recoiffa son chapeau melon :

— Sans compter la Seine, il y a suffisamment d’étangs aux environs pour nous faire chercher jusqu’au Jugement dernier…

— Ce qui veut dire que s’il en réchappe, il n’aura plus de moyens d’existence, dit Aldo gravement. Cela devrait vous inciter à fouiller sans attendre notre comparution commune devant l’Éternel ?

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Je connais mon métier.

Et enfonçant son couvre-chef d’un coup de poing qui ne lui fit aucun bien, Lemercier sortit à grandes enjambées furieuses.

L’opération terminée, Liouba eut juste le droit d’embrasser le pansement sous lequel disparaissaient les trois quarts de la tête de son époux quand on le ramena dans la chambre particulière qu’Aldo avait obtenue pour lui en déclarant se charger de la totalité des frais. Le blessé était encore sous l’influence du chloroforme. Sa femme ne serait autorisée à le revoir que le lendemain mais comme elle levait sur le chirurgien des yeux délavés par les larmes, il s’efforça de la réconforter :

— Tout s’est passé mieux que je ne l’espérais étant donné l’état de la blessure. En dépit de l’âge c’est un homme solide pourvu d’un crâne dur et je pense pouvoir vous dire, madame, qu’il a de fortes chances de s’en tirer… Il a surtout besoin de repos maintenant… Vous aussi il me semble ? ajouta-t-il gentiment en retirant avec douceur la main que la pauvre femme venait de baiser sans pouvoir articuler un mot.

— Soyez tranquille, docteur, intervint Aldo. Je m’en charge et demain je ramènerai Mme Karlova ici. Je passerai ce soir pour avoir des nouvelles.

De retour à l’hôtel, il trouva Mme de Sommières à demi dissimulée par le journal largement déployé qu’elle tenait devant elle. Elle le jeta à terre en l’entendant entrer :

— Ah ! fit-elle avec satisfaction. Enfin quelqu’un qui tient debout et avec qui, avec un peu de chance, je vais pouvoir déjeuner.

— Ce qui veut dire que vous n’avez que moi ? Où sont les autres ?

— Ils dorment ! Mais tu as peut-être sommeil toi aussi ?

— Pas trop, non. En revanche, j’ai faim.

— Alléluia ! Tu es l’homme qu’il me faut !

Il l’aida à fixer le chapeau sans lequel une dame digne de ce nom ne saurait prendre un repas dans un lieu public. Même s’il s’agissait d’un morceau de feutre ou de velours grand comme un timbre poste. Sortir « en cheveux » était considéré du dernier vulgaire… Le couvre-chef de la marquise était une sorte de plateau en fine paille lavande ornée de roses en soie blanche, le tout assorti à sa robe et à ses gants. En dépit ou peut-être à cause de l’archaïsme voulu de sa toilette, elle avait une allure folle et, en lui offrant son bras Aldo l’en complimenta :

— Vous avez l’air d’une reine, Tante Amélie !

C’était aussi l’avis du maître d’hôtel qui les conduisit cérémonieusement à une table près des hautes fenêtres d’où l’on découvrait le jardin à la française précédant les nobles frondaisons du parc royal. Là tout n’était qu’ordre, beauté et paix. En s’asseyant, Aldo eut l’impression de changer de monde et ne retint pas un soupir de satisfaction :

— On devrait faire ça plus souvent !

— Quoi donc, mon garçon ?

— Déjeuner ou dîner tous les deux ! Vous êtes incroyablement réconfortante, chère Tante Amélie !

— C’est toujours agréable à entendre. Mais donne-moi des nouvelles de ce pauvre Karloff ! A-t-il une chance de s’en tirer ?

— Le professeur Debray le pense. Reste à savoir s’il n’y aura pas de séquelles…

— Ce serait affreux ! murmura-t-elle en attaquant sa salade de crabe d’une fourchette délicate. Que vont-ils devenir s’il ne peut plus travailler ?

— C’est une question que je me poserai en son temps. Depuis que nous nageons dans ce mélange d’horreur et de magnificence, j’ai décidé de m’en tenir à un principe simple : « À chaque jour suffit sa peine. » D’autant qu’il y a aussi la jeune Caroline et sa maison hantée.

— L’est-elle réellement ?

— Pour ce que j’ai pu en voir il n’y a pas de doute. De toute façon, nous allons y passer la prochaine nuit, Adalbert et moi.

— Doux Jésus ! Alors faites en sorte de ne pas emmener Plan-Crépin. Depuis qu’un assassin a entrepris de décimer les Versaillais, elle a toujours l’air de flotter entre deux univers et j’en viens à redouter que le fil ténu qui la rattache à la terre ne vienne à se rompre !

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