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Le lendemain, Lisa montait dans le train à destination de Zurich afin de prendre avec son père les dispositions exigées, et prévint Guy qu’elle ne reviendrait pas avant une semaine. Elle souhaitait, en effet, aller embrasser ses enfants et avertir sa grand-mère de la menace qui planait sur eux. Elle avait une mine si épouvantable qu’il avait essayé de la persuader de l’envoyer, lui, tandis qu’elle se reposerait avant l’épreuve. Mais elle n’avait rien voulu entendre, lui opposant un argument aussi désolant qu’irréfutable :

— Je ne sais si nous sortirons vivants de ce guêpier. Je veux pouvoir une fois encore embrasser mes petits et j’aurai bien deux ou trois jours de repos chez mon père et autant chez Grand-Mère…

On pouvait au moins l’espérer… et surtout que Moritz Kledermann ou Valérie von Adlerstein trouvent l’idée géniale que n’arrivait pas à faire surgir son vieux cerveau fatigué…

Le commissaire principal Langlois avait passé la nuit de la Nativité dans son bureau du Quai des Orfèvres et c’étaient les cloches de Notre-Dame qui s’étaient chargées de lui suggérer que la Terre n’était pas peuplée uniquement de criminels en fuite et de bandits de tout poil ! Ce faisant, il n’avait fait que suivre une habitude instaurée depuis qu’il était devenu le patron : celle de rester au bureau en compagnie de l’obligatoire équipe de garde, de casser une petite croûte et de boire un verre de champagne avec eux.

Célibataire – on pourrait presque dire par vocation bien qu’il aimât les femmes –, il se considérait comme marié à la police, une épouse ô combien exigeante à laquelle il avait sacrifié un légitime désir d’avoir un foyer et des enfants. Le foyer, il avait failli le bâtir. Jeune inspecteur alors âgé de vingt-cinq ans, il avait aimé Marion qui en avait dix-neuf et le lui rendait de tout son cœur. Ils étaient sur le point de se marier quand sa ravissante fiancée avait été fauchée par une voiture que conduisait un chauffeur ivre. Les fleurs blanches du mariage avaient été celles du tombeau et Pierre, crucifié, avait juré qu’il n’y aurait plus jamais de fiancée. Quelques aventures rafraîchissantes seulement. Autre élément féminin dans sa vie : sa « gouvernante » Félicité qui veillait avec compétence et dévouement sur son appartement du boulevard Saint-Germain, sur son élégance vestimentaire, sur les casseroles de la cuisine quand il était là – et non sans un certain talent qu’appréciaient ses amis –, enfin sur les petits détails de la vie quotidienne. En fait, un mode de vie beaucoup plus proche de celui de Vidal-Pellicorne que de Morosini, le type parfait de ce qu’il voulait s’éviter à tout prix : les dangers que sa profession pouvait faire courir à une épouse et à des enfants.

C’était à ce dernier d’ailleurs qu’il pensait au moment où les notes allègres du carillon venaient frapper les vitres de ses fenêtres. Où pouvait-il être depuis tout ce temps ? L’inquiétait surtout l’absence de demande de rançon. Même chose pour Mrs Belmont. Cela pouvait signifier, hélas, qu’ils étaient morts, victimes de quelque obscure vengeance peut-être ?… L’Américaine était liée, évidemment, à l’identification de la célèbre Torelli par sa femme de chambre et Aldo était lié à elle par cette attirance sensuelle dont il lui avait fait l’aveu chez Mme de Sommières, ainsi que par le fait qu’Helen avait été abattue presque sous ses yeux, et à la Torelli par cet Américain qui l’avait supplié de retrouver pour elle la Chimère. Que l’on ait enlevé l’une pour faire chanter l’autre ou vice versa eût été compréhensible mais les deux à la fois ? Et surtout pour ne rien réclamer ensuite !

L’arrestation du faux chauffeur de taxi de Sauvageol, après une période d’observation, n’avait rien donné. L’homme était resté aussi muet qu’un mur, même quand le jeune policier, exaspéré, avait entrepris un interrogatoire… musclé, il n’avait pas bronché. Ses papiers – vrais ou faux ? – avaient révélé son nom : Carlo Bacci, qu’il était sicilien mais c’était strictement tout ! Autant pour le taxi passé au peigne fin : aucun indice. Enfin et en dépit d’une attentive surveillance – rétribuée ! – du « pote » Pignon qui n’avait pas caché son vif désir d’entrer dans la police, le double garage n’avait pas vu revenir la voiture noire. Langlois se trouvait donc face à un énorme point d’interrogation que n’arrangeait pas celui posé à son collègue britannique : où était passée la Torelli ?

D’après le Chief Superintendant, elle semblait s’être volatilisée avec sa femme de chambre, son accompagnateur et son imprésario. Aucune trace. Nulle part ! Mais, en fait, le « ptérodactyle » ne s’attendait guère à en relever. Il était probable que le groupe s’était scindé et que l’on avait dû user de déguisements. Plus inquiétante, l’éclipse de Cornélius Wishbone qui n’était pas reparu au Ritz autrement que sous forme d’un chèque réglant sa note d’hôtel enflé d’un supplément confortable. Il ne faisait même aucun doute pour les deux policiers qu’il avait dû mettre sa personne et son incalculable fortune au service de sa divinité. Tout était envisageable avec ce genre de Crésus, depuis l’achat clandestin d’un avion, d’un chalutier ou de n’importe quoi d’autre pour transporter la bien-aimée là où elle le souhaiterait. Et cela avec d’autant plus d’enthousiasme que l’encombrant Vidal-Pellicorne avait disparu du paysage.

En fait la récupération de l’égyptologue par l’incroyable Mlle du Plan-Crépin était le seul cadeau de Noël tombé du Ciel. Non qu’il pût leur apprendre grand-chose : le coup asséné par le policier anglais l’avait autant dire anesthésié mais il n’en était pas moins rentré en France et Langlois avait accepté avec bonheur l’invitation de Mme de Sommières à partager le déjeuner de Noël rue Alfred-de-Vigny car, au fond, la disparition de la cantatrice n’était pas ce qui le tourmentait le plus, mais en priorité de ne retrouver qu’un cadavre dans les jours à venir. Si dur à cuire qu’il soit, il éprouverait une peine infinie à lire une douleur crucifiante dans les yeux de trois femmes exceptionnelles…

Et pourtant, Aldo n’était pas mort. Lui aussi, du fond de la prison où il était revenu à la conscience, avait entendu les cloches annonçant la messe nocturne. C’est ainsi qu’il avait su que l’on était à Noël et qu’il y avait près de deux mois qu’il était captif dans cet endroit. Une grotte qui aurait pu servir de cave, si l’on s’en tenait au soupirail garni de barreaux ouvert presque au ras de la voûte par où arrivaient le jour et l’air, situé trop haut pour qu’on puisse l’atteindre et lui donner, peut-être, une idée du pays où il se trouvait. À la campagne très certainement, les bruits de la ville étant bien différents de ceux qui lui parvenaient : le cri enroué d’un coq par exemple, des aboiements de chiens qui se répondaient, une certaine qualité de silence et puis cette église qui ne devait pas être grande, si l’on s’en tenait au son de ses deux cloches…

À la suite de son enlèvement, il s’était réveillé assis sur le lit grossier d’une sorte de caveau, rappelé à la réalité par des claques appliquées sans ménagement. Il avait la tête lourde et la langue pâteuse comme s’il avait pris une cuite la veille. Pourtant, il se souvenait de s’être endormi tout naturellement dans la voiture qui l’emportait. Or il avait l’impression d’être drogué. Il avait alors voulu se lever mais sans succès.

— Vous m’avez fait boire quelque chose ? demanda-t-il à l’homme toujours encagoulé qui surveillait son retour à la conscience.

— Évidemment ! Pour que tu ne trouves pas le chemin trop long. Tu as eu l’élégance – tu vois, je reconnais tes mérites ! – de t’endormir de toi-même. On s’est seulement arrangés pour que ça dure. Mais t’fais pas d’bile, ça va passer !

— Me voilà rassuré ! Qu’est-ce ce que je suis censé faire dans ce trou ?

— Ce que font tous les prisonniers : attendre !

— Quoi ?

L’homme avait haussé des épaules fatalistes.

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