Il allait prendre son élan en murmurant son nom quand une main lui agrippa le bras, tandis qu’une voix furieuse proférait :
— Vous en avez encore pour longtemps à faire l’imbécile ?
Plan-Crépin ! Soi-même et en personne ! Équipée comme pour affronter le cap Horn d’un « ciré » et d’un suroît écossais renforcés d’un parapluie assorti qu’elle brandissait comme un Zoulou sa sagaie, elle était visiblement hors de ses gonds et, sans prendre le temps de respirer, poursuivait son réquisitoire :
— Je n’aurais jamais cru vivre assez vieille pour assister à un gâchis de cette envergure ! Voir un homme pourvu d’une vaste intelligence – ou prétendu tel ! – tout abandonner d’une vie jusque-là remarquable : travail, recherches, réputation, carrière, famille…
— Je n’en ai pas…
— Et nous, alors ? Je reprends : famille, patrie…
— Oh, les grands mots !…
— Vous me laissez finir, oui ou zut ? Ça fait trop longtemps que j’ai ça sur l’estomac : il faut que ça sorte ! Un homme habitué à vivre droit sur ses deux jambes, les changer pour quatre pattes en rétrécissant à vue d’œil jusqu’à se retrouver transformé en chien de manchon, pékinois ou chihuahua, afin de pouvoir se nicher dans le giron d’une chanteuse plus très fraîche…
— Plus très fraîche ? Vous êtes folle ! L’avez-vous seulement regardée ? Elle est…
— Rien du tout ! Sinon une femme avide, cruelle et totalement dépourvue de cœur et de tripes dont il faut espérer pour la paix des gens normaux et des générations à venir…
— Qu’est-ce qu’elles viennent faire là-dedans ?
— Ma foi, je n’en sais rien, mais l’image m’a séduite… des générations à venir donc, qu’elle se retrouvera bientôt assise dans le box des accusés en grand danger d’être pendue ! Voilà ! Et maintenant, qu’est-ce qu’on décide ? Vous tenez toujours à votre projet d’aller barboter dans cette eau boueuse au milieu des trognons de choux, des rats crevés, des morceaux de charbon et des huiles de vidange, ou on va rejoindre notre marquise au Savoy boire un double irish coffee brûlant ?
— Elle est là ?
— J’y suis bien, moi ! Naturellement, elle y est ! La mer ne l’effraie pas plus que moi : elle a dans les veines du sang de Tourville et du bailli de Suffren…
— … qui appartenait à l’ordre de Malte et n’a jamais eu d’enfants ! corrigea Adalbert, entraîné machinalement.
— Non, mais il était d’une famille qui, elle, en a eu ! Où en étais-je ?… Ah, oui ! Vous n’auriez pas voulu que je la laisse à la maison seule en compagnie de sa crainte de ne jamais revoir Aldo vivant !… Oh, mon Dieu ! C’est… c’est trop affreux !
Sans transition elle éclata en sanglots, vira sur ses talons et s’élança vers un taxi stationné un peu plus loin. Adalbert, alors, lui courut après et la saisit par le bras.
— Venez, je vous ramène à elle…
À sa compassion se mêlait une curieuse sensation de soulagement.
En abordant le trottoir le long duquel patientait le taxi qui avait transporté la vieille fille, Adalbert vit Warren sortir de la maison, planta là sa compagne en assurant qu’il revenait immédiatement, et rejoignit le policier :
— Une seule question, si vous permettez !
— Allez-y… mais vite !
— Comment… ou par qui Mlle Torelli a-t-elle été prévenue de votre prochaine visite ?
Le Superintendant darda sur l’imprudent un œil jaune et un sourire féroce.
— Si je le savais, cher ami, une part appréciable de mes soucis s’envolerait ! Ce n’est pas le cas, hélas ! Mais s’il vous vient une idée, ma porte vous sera ouverte jour et nuit !… Et, pendant que j’y pense, ne vous réinstallez pas dans votre appartement. On ne vous le rendra que lorsqu’on aura fini de le passer au crible !
— Dans l’état actuel des choses, je n’ai guère envie d’y reprendre mes habitudes. Me retrouver tout seul dans ce…
— Parfait ! Mais d’autre part ne quittez pas Londres sans m’en avertir !
— Vous me suspectez ?
— D’appartenir à la mafia, sûrement pas !… Mais de filer la retrouver au cas où la belle dame vous ferait un signe… Là, j’ai des doutes !
— Vous avez aussi ma parole ! Essayez de vous en contenter !
Quand, une demi-heure plus tard, Marie-Angéline ouvrit devant lui la porte de la suite que Mme de Sommières et elle-même occupaient au Savoy, ils trouvèrent celle-ci pelotonnée au fond d’une bergère, près de la cheminée, un châle de mohair blanc sur les épaules, regardant tristement fumer devant elle la tasse de café à laquelle elle n’avait pas touché. En dépit de la perfection de sa toilette comme de sa coiffure, elle était l’image même de la détresse, au point que Plan-Crépin, première surprise parce qu’elle ne l’avait jamais vue ainsi, faillit repousser Adalbert dans l’antichambre. Prise de court, elle clama :
— Le voilà ! Je vous l’ai déniché !
L’effet fut instantané. En un clin d’œil, la marquise se redressa, se leva et, incapable d’articuler une parole et les yeux mouillés de larmes, tendit les bras. Bouleversé, Adalbert s’y jeta, refermant les siens sur elle, ému de la sentir si fragile en dépit de sa haute taille. Mais ce ne fut qu’un bref instant. Elle posa un baiser sur sa joue puis s’écarta avec un sourire un peu tremblant.
— Bienvenue, mon cher enfant ! Vous êtes exactement celui dont nous avions besoin pour rendre quelque saveur à cette fichue existence ! Comment avez-vous réussi ce miracle, Plan-Crépin ?
Celle-ci commença par éternuer, se moucha puis déclara :
— Oh, on s’est rencontrés fortuitement au bord de la Tamise, on a causé mais il faisait un brin frisquet : il est gelé et moi aussi !
— Alors faites monter ce que vous voulez, que diable ! Et puis vous me raconterez ce que vous fabriquiez tous les deux par ce vilain temps auprès de ce fleuve sinistre !
— Nous n’étions pas vraiment seuls. Il y avait même pas mal de monde ! soupira Adalbert d’un air détaché en s’installant dans un fauteuil, les mains nouées sur l’estomac et ses longues jambes étendues devant lui.
— Quel monde ?
— La police, le Superintendant Warren, des badauds, des curieux… et tout ça…
— On dirait que notre Langlois n’a pas chômé ? fit Mme de Sommières en regardant sa lectrice.
Puis revenant à son visiteur :
— Il nous faut vous apprendre, Adalbert, qu’avant-hier ce cher ami nous a emmenées, à titre de témoins, au chevet d’Helen Adler qui venait enfin de sortir du coma dans le but de lui faire répéter devant nous ce qu’elle lui avait déjà révélé : en achetant un journal place de l’Opéra deux jours après son arrivée à Paris, elle y avait vu une photo de la Torelli qui l’avait bouleversée parce qu’elle avait reconnu en elle la meurtrière du Titanic…
— Elle en est vraiment certaine, alors qu’elle vient de passer je ne sais combien de semaines dans un cirage qui a dû tout de même mettre un bon moment avant de se dissiper ?… et après vingt ans ?
— Oh, formelle ! Pareille beauté ne s’oublie pas, a-t-elle affirmé, d’autant plus surprise qu’elle ne l’avait pas encore vue à bord. L’homme qui voyageait avec elle ne devait pas vouloir la montrer. Jalousie ou souci de frapper un grand coup lors de sa première apparition sur scène ? Allez savoir !…
— Quoi qu’il en soit, reprit Marie-Angéline, au lieu de partir pour Venise comme nous en avions l’intention, nous avons préféré venir ici afin de tenter de vous éviter… ce que vous venez de vivre, mais à Calais, il a fallu attendre la fin de la tempête qui venait de se lever et nous n’avons rien évité du tout !
Le service d’étage, en apportant du chocolat chaud, interrompit la conversation. Il était excellent, mousseux à souhait, et réchauffait chaque fibre du corps. En outre, il permit à Adalbert, devinant qu’on allait en venir à un sujet délicat, de réfléchir à ce qu’il allait dire. Finalement, reposant sa tasse vide avec un soupir de satisfaction, il hasarda… pour tâter le terrain et poussé peut-être par un démon malin :