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Il se sentait d’autant plus heureux que l’éternel Wishbone était parti deux jours avant pour Paris où l’appelait une affaire urgente. Trois ou quatre jours à goûter les joies d’un tête-à-tête qui se prolongerait peut-être la nuit. Et le temps du trajet fut occupé de bien séduisantes anticipations que n’arrivait pas à obscurcir le ciel gris renforcé d’un voile de brouillard… Ce Noël serait peut-être le plus beau de sa vie. Surtout si Lucrezia acceptait la bague de fiançailles à laquelle il songeait… Il restait cependant assez lucide pour que cet état d’esprit l’amuse : « Tu as tout du collégien, mon vieux ! se disait-il. C’est sans doute complètement fou mais c’est rudement agréable ! »

Et il se mit à chantonner pour agrémenter son parcours.

L’arrivée à Chelsea le ramena sur terre. Sans ménagements.

Il y avait, en effet, beaucoup de monde devant la jolie maison qui avait été celle du peintre Dante Gabriel Rossetti. Tout cela réuni autour du gardien qui avait l’air de tenir une sorte de meeting. Il y avait aussi des journalistes et… la police !

Saisi d’épouvante à l’idée qu’il pouvait être arrivé malheur à sa déesse, Adalbert se précipita hors de son taxi et se rua sur le gardien.

— Qu’est-ce qui se passe ici, Hubbard ?

— La police, sir… vous vous rendez compte ? Dans « ma maison » ! Et pas n’importe qui : le Chief Superintendant Warren en personne !

Adalbert n’en écouta pas davantage et s’engouffra à l’intérieur, escalada l’escalier quatre à quatre et pénétra en trombe dans le salon jaune, s’attendant au pire pour que le grand chef se soit dérangé. Il eût atterri sans doute dans un meuble si Warren, qui le connaissait bien, ne l’avait stoppé au passage et remis sur ses pieds avec le flegme dont il ne se départait jamais… sauf quand il avait une bonne raison de se mettre en colère.

— Ah, Vidal-Pellicorne ! Vous tombez à point ! J’allais justement vous faire chercher !

Un petit reste de sang-froid lui fit souffler :

— Bonjour, Warren ! Il y a eu un accident ?… Un…

Il n’osa pas prononcer le mot qui l’épouvantait mais qui ne gêna pas le policier :

— Un meurtre ?… Où avez-vous été pêcher ça ?

— Mais… ce déploiement de police… votre présence que la notoriété de Lucrezia pourrait justifier…

— Rassurez-vous ! Personne n’est mort et on ne trouvera pas ici la plus minuscule goutte de sang, à moins que la cuisinière ne se soit coupée en préparant les toasts du breakfast ! D’ailleurs sauf elle et le gardien, il n’y a plus personne ici !

— Qu’est-ce à dire ?

— Tout le monde a déménagé cette nuit, à l’exception du gardien, du chauffeur, de la cuisinière et de son matou !

— Partis où ? balbutia Adalbert qui n’en croyait pas ses oreilles. Et on ne m’a rien dit à moi ?

— On s’en serait bien gardé. Je soupçonne qu’une information discrète venue je ne sais d’où a dû déterminer cette fuite…

— Cette fuite ? Vous avez de ces mots !

Plus « ptérodactyle » que jamais dans son macfarlane grisâtre, Warren darda sur lui son œil jaune.

— Vous en voyez un autre ? Un individu étrangement bien renseigné a dû prévenir la Torelli qu’on allait l’appréhender ce matin ! Pour meurtre !

C’en fut trop pour le malheureux ! Il pâlit, verdit, sa bouche s’ouvrit, cherchant l’oxygène, et il se serait abattu sur le tapis si Warren ne l’avait saisi au vol et assis dans un fauteuil où il dénoua sa cravate, ouvrit le col de sa chemise et lui appliqua plusieurs paires de claques en réclamant un verre de scotch… Encore dut-il desserrer les dents avec la pointe d’un couteau pour réussir à faire couler quelques gouttes dans la bouche.

— Bonté gracieuse ! s’exclama-t-il à l’adresse de son assistant qui l’aidait de son mieux. Je ne pensais pas lui causer un tel choc !

— Preuve qu’on ne sait jamais ! Ce sont parfois les plus costauds qui encaissent le plus mal ! Vous voulez que j’appelle un médecin, sir ?

— Essayons encore le whisky, on verra après… S’il y résiste, c’est qu’il relève des urgences !

Mais la panacée nationale opéra un miracle de plus ; Adalbert commença par tousser, cracher pour finalement tâtonner à la recherche du verre – et pas un petit ! – dont il avala le contenu d’un trait.

— By Jove ! admira l’inspecteur. Quelle descente !

— Oh ! Je l’ai déjà vu faire mieux ! Il mériterait d’être écossais ! Retirez-vous à présent, Parnell ! Ce que je vais lui raconter ne sera pas plus agréable à entendre ! Aussi laissez la bouteille !… Et fermez la porte ! Je ne veux pas être dérangé !

Le silence régna un moment. Warren contemplait sa victime revenir à la vie très lentement, plus sonné sans doute que si, sur un ring, on l’avait mis knock-out. Il en était à se demander s’il ne devrait pas tout de même faire venir un médecin, quand Adalbert tendit son verre pour se faire resservir, avala une partie du contenu, garda l’autre et interrogea d’une voix curieusement détimbrée :

— Qui l’accuse-t-on d’avoir tué ?

— La marquise d’Anguisola, au cours du naufrage du  Titanic. Le commissaire principal Langlois m’a appelé tout à l’heure pour m’apprendre que la femme de chambre de Mrs Belmont, Helen Adler, poignardée au Ritz sous les yeux de Morosini après avoir acheté un journal et tombée dans le coma à la suite de cet attentat, en était sortie…

— Quoi ? explosa Adalbert. Elle ne doit pas avoir les idées claires après si longtemps. Et, tout d’un coup, elle accuse Lucrezia de meurtre ? Ça ne tient pas debout ! D’abord, le  Titanic, ça remonte à vingt ans ! Lucrezia était une gamine à l’époque ! Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de…

— Dix-neuf ans ! Elle approche la quarantaine à présent même si, j’en conviens, elle le cache admirablement ! En outre, elle était inscrite sur la liste des passagers, partageant un appartement sur le pont supérieur avec un certain Catannei dont elle était la maîtresse et qui la gardait sous clef. Elle ne l’a pas quitté de toute la traversée…

— Sauf pour aller assassiner une femme déjà âgée à un moment où régnait la panique ? Comme c’est vraisemblable ! Quant à cette Helen…

— J’aurais juré que vous refuseriez de me croire ! Mais vous devriez me connaître assez pour savoir que je ne déploie pas les forces de police et ne me dérange pas sur une vague dénonciation ou un on-dit ! De toute façon, Langlois se dispose à franchir le Channel pour me communiquer ce dont il dispose. Et vous l’avez vu trop souvent à l’œuvre pour douter un seul instant de son sérieux ! Comme du mien ! Et je vais devoir vous interroger.

— M’interroger ? Mais que voulez-vous que je vous dise ? émit le malheureux de mauvaise grâce et déjà sur la défensive. Je n’étais pas sur le  Titanic, moi !

Son œil froid rivé au rebelle, Warren extirpa sa pipe de sa poche, la bourra tranquillement, l’alluma, aspira deux ou trois bouffées et finalement soupira en s’adossant à la cheminée.

— Écoutez, mon vieux : ici – autrement dit, chez vous ! – on peut encore s’expliquer sur le plan amical mais si vous préférez mon bureau au Yard, je vous laisse une convocation en bonne et due forme et je rentre ! Choisissez, mais choisissez vite ! Je n’ai pas de temps à perdre !

Comprenant qu’il prenait la mauvaise direction, Adalbert rendit les armes.

— Que voulez-vous savoir ?

— Quand vous l’avez connue… et la suite ? fit-il moins sèchement en traînant une chaise près du fauteuil de son hôte involontaire de façon à se trouver à sa hauteur au lieu de le dominer :… Et grillez donc une cigarette !

Un peu remonté par cette petite phrase, Adalbert se hâta d’obéir. Ce fut tout de suite plus facile de raconter son histoire : la représentation de  La Traviata, le coup de foudre qui l’avait autant dire assommé avant de l’envoyer au comble de l’exaltation, sa décision immédiate de s’attacher aux pas de la diva, l’installation à Londres, l’espèce de duel à fleurets mouchetés qui l’opposait à Cornélius Wishbone… Là, Warren l’interrompit :

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