Литмир - Электронная Библиотека
A
A

— Si je comprends bien, personne ne vous a vus ensemble ? Pas même aux repas ?

— Non, elle s’est fait servir chez elle. Même le conducteur du sleeping n’a rien vu !

— Ne te fais pas trop d’illusions ! Ces gens-là en savent généralement beaucoup plus que nous ne l’imaginons. Et toi qu’as-tu fait après… le petit déjeuner ?

— J’ai vécu un assez mauvais moment. J’étais à la fois heureux et bourrelé de remords…

— En proportions égales, je suppose ? Une position bien inconfortable !

— Plus encore ! La seule idée de me retrouver le soir même en face de Lisa, des enfants, me mettait mal à l’aise. En outre, je me sentais perclus de fatigue. Je n’ai plus vingt ans et deux nuits consécutives sans sommeil…

— Deux nuits ?

— Je n’avais pas fermé l’œil après l’Opéra. L’esclandre avec Adalbert m’interdisait tout repos !

— Oh, ce n’était pas la première fois. Tu le connais…

— Peut-être, mais là c’est différent. Probablement parce que je déteste cette Torelli. Elle me hait et fera tout pour le détacher de moi et j’ai l’impression qu’il est passé à l’ennemi. Toujours est-il que, pour en revenir à mon train, j’ai décidé de le quitter à Milan. Comme je n’avais prévenu personne de mon arrivée à la maison, c’était sans importance. Je suis donc allé passer une bonne nuit au Continental et, le lendemain, je suis enfin rentré au bercail.

— Je connais la suite !… À présent, tu devrais peut-être aller te rafraîchir un peu, ajouta Mme de Sommières en consultant la discrète montre bijou accrochée à sa robe… Langlois devrait arriver dans deux petits quarts d’heure et tu sais son exactitude.

En traversant l’enfilade des salons qui reliaient le jardin d’hiver au vestibule, Aldo passa tout près de Marie-Angéline. Rentrée depuis un moment, elle avait trouvé refuge derrière une pendule de parquet mais en sortit dès que le bruit des pas d’Aldo sur les marbres du hall lui fut parvenu.

— On dirait qu’il est là ? commença-t-elle. Je viens de l’entendre monter l’escalier…

— Pas à moi, Plan-Crépin ! coupa la marquise. Il y a au moins dix minutes que vous êtes tapie derrière le régulateur après avoir pris soin d’enlever vos chaussures ! Donc vous n’ignorez plus rien !

— Je devrais pourtant savoir qu’il est à peu près impossible de vous cacher quelque chose ! soupira l’incorrigible curieuse. Drôle d’histoire en tout cas !

— Drôle n’est pas le terme que je choisirais. C’est une parfaite démonstration des mauvais tours que le destin tient en réserve à l’intention des pauvres humains !

— Reste à savoir si le commissaire va avaler ça.

— Et pourquoi pas ? C’est un fin psychologue et il commence à connaître notre Aldo. Et de plus, son histoire respire la vérité !

— Nous admettrons que j’avais raison de me méfier de cette Pauline ! Avoir le culot de le poursuivre jusque sur le chemin de son foyer, dans ce train où il est aussi connu que le loup blanc, s’offrir à lui avec cette impudeur !…

— Plan-Crépin ! Il est parfaitement conscient que c’était une folie, mais elle l’aime passionnément ! Je l’ai su à Versailles au premier regard que je l’ai vue poser sur lui…

— … et comme ces Américaines n’ont aucune morale, ce n’est pas difficile de deviner ce qu’elle cherche : l’obliger à divorcer afin de prendre la place…

— En voilà assez ! Aldo n’est pas un gamin que l’on mène par le bout du nez ! Il ne nie pas être sensible à son charme mais de là à… oh, hé… puis vous venez de l’entendre ! Et je vous rappelle qu’elle a disparu !

— Pourquoi n’aurait-elle pas manigancé une fausse disparition ? Rien de tel que la peur d’un destin tragique pour chauffer à blanc l’intérêt d’un homme ! Et pourquoi choisir Brigue quand il était si facile de choisir Lausanne ? Le train s’y arrête…

La sonnette de l’entrée retentit, annonçant le commissaire. Mme de Sommières frappa vigoureusement le sol de sa canne.

— Assez déraillé, Plan-Crépin ! Et tâchez de tenir votre langue pointue si vous ne voulez pas aller aider Prisca à traire ses vaches !

Élégant à son habitude – costume gris anthracite et cravate assortie à peine éclairée de fines rayures blanches et rouges, ces dernières en accord avec la discrète rosette de la Légion d’honneur –, Langlois s’inclina sur la main de Mme de Sommières, serra celle de Marie-Angéline en s’inquiétant de leur santé.

— Rien à signaler de ce côté-là ! sourit la marquise, je vais vous conduire à la bibliothèque où mon époux aimait se retirer. Vous y serez plus à l’aise pour causer entre hommes qu’au milieu de mes plantations. Il y a du feu et Cyprien vous servira ce que vous voudrez !

— Votre accueil à lui seul est un plaisir, Madame, et je tiens à vous remercier de l’aide que vous voulez bien m’apporter !

— Ne renversez pas les rôles ! Je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir évité à Aldo la convocation dans vos bureaux que la presse doit assiéger sans désemparer !

— Elle n’y manque pas. Bonsoir, Morosini ! ajouta-t-il à l’adresse de ce dernier qui les rejoignait. Désolé de vous avoir fait refaire le voyage depuis Venise, mais il est impératif que je vous parle…

— Vous n’allez pas vous excuser, j’espère, alors que vous agissez en ami ! Je ne vous cache pas que je suis complètement déboussolé…

Après les avoir guidés à la pièce annoncée, Mme de Sommières se retira, fermant silencieusement la porte sur les deux hommes assis de part et d’autre de la cheminée dans les grands fauteuils tapissés de velours vert anglais, un plateau chargé de verres et de bouteilles posé près d’eux sur une table basse. Une image de paix plutôt rassurante…

Elle s’apprêtait à regagner son jardin d’hiver, quand un bruit de voix l’attira dans le vestibule. Elle y découvrit Plan-Crépin en compagnie de Théobald, le valet multifonction d’Adalbert Vidal-Pellicorne… lequel pleurait à creuser les cailloux.

— Théobald ? Mais que vous arrive-t-il ?

— Il vient nous dire adieu ! expliqua Marie-Angéline qui, les bras croisés et les sourcils froncés, observait le phénomène.

— Comment cela, adieu ? Mais d’abord ne restons pas là, c’est plein de courants d’air…

Elle tourna les talons pour rejoindre son poste de commandement habituel, les deux autres à sa suite. Et se laissa tomber dans son fauteuil : Théobald en était à présent aux sanglots. Il tremblait comme une feuille et, craignant qu’il ne s’effondre sur le tapis, elle le fit asseoir.

— Donnez-lui un remontant, Plan-Crépin, et, en attendant qu’il reprenne son souffle, racontez ce qu’il a pu réussir à articuler ! Adalbert déménage ?

— Si je ne craignais d’être vulgaire, je dirais qu’en effet il déménage, mais au figuré ! Il n’est pas question de vendre l’appartement de la rue Jouffroy, ni même d’en liquider les meubles, mais de tout épousseter avant de poser les housses, d’emballer la garde-robe de Monsieur ainsi que les matériaux du livre qu’il est en train d’écrire, de tout fermer soigneusement en avertissant le concierge et de rejoindre Adalbert à Londres. C’est bien ça, Théobald ?

— Ouiiiiiiiiii…

— Bah ! Ce n’est pas la première fois que « Monsieur » va séjourner dans son appartement de Chelsea !

— Mais il ne va pas y séjourner, justement. Il le « prête » à la Torelli tandis que lui-même se logera au Savoy.

— Pourquoi ne laisse-t-il pas Théobald à Paris, comme il en avait coutume depuis des années pendant ses campagnes de fouilles en Égypte et autres déplacements ?

— Tout bonnement parce qu’il met ce malheureux au service de cette abominable créature. Madame veut faire de Londres – où elle chante en ce moment – son centre d’activités. Et la maison d’Adalbert lui plaît d’autant plus que c’est lui qui paiera le loyer !

— Je ne vois là aucune raison pour que Théobald nous fasse ses adieux !

Celui-ci jugea utile d’intervenir :

— Si… avec la permission de Madame la marquise, parce que je vais porter là-bas tout ce que Monsieur m’a demandé mais je vais aussi lui rendre mon tablier. J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire : je ne servirai pas cette… dame ! Ma mission remplie, j’irai retrouver mon frère Romuald dans son jardin d’Argenteuil ! J’ai trop souffert du temps de Mme la princesse Obolensky ! Je préfère m’en aller !

50
{"b":"155360","o":1}