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— Tu abandonnes ?

— Non sans un certain soulagement ! Cet objet ne m’a jamais franchement attiré. Le monstre qui la portait d’abord, le sang versé ensuite… tâche de ne pas y verser le tien ! Et de faire bon ménage avec Wishbone ! C’est lui aussi quelqu’un de bien. Malheureusement il se fourvoie et tu t’apprêtes à l’imiter ! Je te souhaite bonne chance !

— Va au diable ! Et surtout restes-y !

Morosini sortit du bureau en fermant calmement la porte derrière lui… Au bout de la galerie il rencontra Théobald, visiblement soucieux.

— Monsieur le prince s’en va ?

— Oui, Théobald, c’est préférable.

Spontanément, il tendit une main que le fidèle valet serra avec déférence. Puis ajouta avant de franchir le seuil :

— Prenez soin de lui !… Et, au cas où cela tournerait mal, appelez-moi !

Il rentra rue Alfred-de-Vigny en traversant le parc Monceau à peu près désert, à l’exception des jardiniers occupés à ramasser les dernières feuilles mortes. Le ciel gris déversant un crachin à la mode de Bretagne n’incitait guère à la promenade mais s’accordait si justement à l’humeur d’Aldo qu’il prit un certain plaisir à parcourir les allées silencieuses, les mains au fond de son Burberry’s. Une sorte de nostalgie s’y mêlait comme si, ce parcours, il le faisait pour la dernière fois, et il pouvait s’avouer sans honte qu’il avait envie de pleurer…

Il trouva Tante Amélie seule dans un petit salon voisin du jardin d’hiver où elle avait fait allumer du feu dans la cheminée de marbre blanc. Une tasse de café devant elle et dans un froissement de papier plus que sonore, elle parcourait les journaux du jour, sourcils froncés, les expédiant à terre l’un après l’autre après les avoir effleurés, comme si elle leur en voulait personnellement. L’élégant face-à-main d’or serti d’émeraudes avait fait place à une démocratique paire de lunettes.

— Si tu veux un café, sonne Cyprien ! conseilla-t-elle. Tu pourras aussi en demander pour moi : celui-ci est froid !

— On peut savoir ce que vous cherchez, Tante Amélie ?

— Je n’ai plus besoin de chercher ! Je trouve plus que je n’en voudrais ! Les plumitifs de ces canards n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent pour intéresser leurs lecteurs que les excentricités de cette Torelli ? On la voit partout ! Et on l’encense ! Et l’on crie au miracle ! Que de fleurs ! Que de fumées volatilisées pour rien ! En revanche, ta propre réputation en prend un coup, comme on dit chez les voyous ! Enfin je te fais grâce du détail ! Et Adalbert ?

— À peu près le même qu’à l’époque d’Alice Astor. En pire, peut-être ! Non seulement c’est une beauté – ce qui est vrai d’ailleurs ! – mais aussi elle a une voix d’ange et il est subjugué ! J’espérais pourtant que son aventure avec la Reine inconnue le mettrait à l’abri de ce genre de mégère. Parce que c’en est une ! J’en jurerais ! Au fait, où est Plan-Crépin ?

— Je ne sais pas si elle apprécierait ton rapprochement entre elle et une mégère ! Elle est à l’église.

— Elle ne va plus à la messe de 6 heures ?

— Si, mais elle est tout de même retournée à Saint-Augustin. Il y a « Adoration Perpétuelle » et je la soupçonne d’en profiter pour glisser un mot à saint Michel, son archange favori, pour qu’il s’occupe un peu de la Torelli.

— Ne me dites pas qu’elle prie pour elle ?

— Tu n’y es pas ! C’est l’épée flamboyante qui l’intéresse. Elle aimerait la voir s’abattre un bon coup sur une femme en qui elle voit un suppôt de Satan. Qu’Adalbert en soit tombé amoureux, c’est plus qu’elle n’en peut supporter. J’avoue que je ne lui donne pas tort. Et toi, tu t’en vas ! ajouta-t-elle tristement.

— Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre ! Adalbert n’attend que ça ! Mais rassurez-vous, Tante Amélie, j’ai dit à Théobald de me prévenir en cas de danger et je reviendrai. Quant à Marie-Angéline, il faudrait savoir ce qu’elle veut. Durant tout mon séjour elle m’a fait la tête parce qu’elle redoute Pauline et maintenant elle voudrait que je reste ?

— Bah ! Elle est incohérente comme pas mal de femmes. Quelques hommes aussi d’ailleurs et tu es du nombre.

— Moi ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Pauline, justement ! J’avoue que je l’aime bien… mais toi ?

— Qu’avez-vous en tête ?

— Je ne veux pas savoir si tu es son amant mais seulement si tu l’aimes ?

— Vous oubliez le bel Ottavio. Il la suit comme son ombre et cela n’a pas l’air de lui déplaire.

— Tu ne réponds pas à ma question. L’aimes-tu ? À moi tu peux tout dire, tu le sais ? Et je peux tout comprendre parce que tu es l’enfant de mon cœur…

— En vérité, je ne sais pas. Ça peut paraître idiot et pourtant c’est vrai. Je ne parviens pas à démêler mes sentiments quand je pense à elle.

— Et cela t’arrive souvent ?… Je veux dire, d’y penser ?

— Trop souvent quand je la sens proche. Autant vous l’avouer tout de suite : j’éprouve pour elle un… un ardent désir, murmura-t-il.

— Alors écoute mon conseil ! Même s’il n’est pas des plus moraux : assouvis-le une bonne fois ! Tu seras délivré de ton obsession !

Il détourna les yeux dans la vaine espérance d’échapper à ce regard si limpide, si perspicace aussi, tout en sachant fort bien que c’était inutile.

— C’est déjà fait ! avoua-t-il dans un souffle.

— Et ?

— Je ne rêve que de recommencer… Comment vous expliquer ?…

— C’est inutile… et tellement facile à comprendre ! Il est évident qu’elle t’aime… Une femme de cette valeur ne se partage pas. Elle se donne tout entière et sans retour. Alors ce ne sont pas uniquement tes sens mais ton cœur qui pourrait s’engager et le seul conseil utile que je puisse te donner, c’est de t’en aller ! Je sais que, chez les Morosini, on n’a jamais accepté de fuir devant le danger, mais celui-là est trop séduisant ! Tu pourrais y laisser une partie de toi-même.

— Je sais et c’est pourquoi ce soir je rentrerai sagement à la maison !

Mme de Sommières fit une affreuse grimace.

— Oh, que je n’aime pas ça ! Ta phrase sent le pot-au-feu et les pantoufles et ta femme ne mérite pas cette étiquette. Elle est beaucoup trop belle et trop racée pour cela ! En outre, la maternité l’a épanouie de façon magnifique.

— L’ennui, c’est qu’elle l’ait aussi envahie ! Dieu sait que j’aime mes trois lurons ! Mais il y a des moments où j’ai l’impression d’être une sorte de supplément et je ne retrouve plus ma Lisa des premiers temps de notre mariage !

— Parlons-en des premiers temps ! À l’exception de six ou sept malheureuses semaines, elle les a vécus sous le figuier d’un rabbin roublard avec pour seule compagnie une brave femme avec qui la conversation ne devait être ni enrichissante ni passionnante puisqu’elle faisait preuve d’un mutisme admirable, et n’oublions pas les premières semaines de grossesse dont tu ne sauras jamais à quel point elles sont récréatives ! Pendant ces joyeusetés, tu galopais on ne sait où avec Adalbert en te faisant un sang d’encre. Ce qui me fait espérer que tu aimes toujours ta femme, même si ses antécédents helvétiques se font souvent sentir !

— Mais évidemment que je l’aime ! Sinon, je ne serais pas aussi mal dans ma peau !

— Alors file prendre ton train pour Venise et laisse les choses se remettre en place toutes seules !

Aldo se leva et vint entourer de ses bras la tête de la vieille dame pour y poser un baiser reconnaissant.

— Merci infiniment, Tante Amélie ! Faites-moi penser à vous dire plus souvent que je vous aime, vous aussi !

— Mais j’espère bien ! fit-elle en lui rendant son baiser et en refoulant ses larmes.

Dans la soirée, plein de bonnes résolutions mais triste tout de même de n’avoir pas revu Adalbert, Aldo Morosini arrivait à la gare de Lyon d’où partait le Simplon-Orient-Express qui en vingt-deux heures le ramènerait au bercail.

Voyager à bord de ce beau train aux wagons bleu foncé était un plaisir dont il ne se lassait pas. Il en aimait le confort absolu, le luxe de bon ton, la cuisine excellente et le service irréprochable. C’était un long moment de tranquillité où, seul avec soi-même, on pouvait mettre à plat tous ses problèmes pour les examiner sans crainte d’être dérangé, reposer ses yeux sur d’admirables paysages de montagnes et de lacs bleus ou simplement rêver en fumant une cigarette ou un cigare… Tout cela, bien sûr, à condition de ne pas tomber dès les premiers tours de roue sur une quelconque relation, immanquablement du genre casse-pieds et s’entendant comme personne à changer en enfer vos délicieux instants d’un paradis égoïste. La seule porte de sortie, alors, était de se proclamer malade et de rester au lit la plupart du temps… et encore ! Il se pouvait que s’éveille chez l’importun la vocation de frère de la Charité doublé d’un médecin improvisé, capable de s’installer à votre chevet pour vous prendre le pouls ou vous lire les dernières nouvelles de la presse. La seule parade, dans ce cas, était de renvoyer le personnage dans ses couettes et de se brouiller à mort avec lui… qui pouvait être un bon client dans la vie quotidienne.

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