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Le commissaire Desjardins fut interrompu par le téléphone qu’il décrocha d’un geste excédé.

— Allô !… Oui, c’est moi !

Un silence puis soudain le ton se fit beaucoup plus amène.

— Je comprends entièrement votre point de vue, Monsieur le principal, et je peux vous assurer… oui… oui… Tout à fait… Ils sont là et… Je vois !

La conversation se poursuivit, mais Aldo et Adalbert avaient échangé un coup d’œil satisfait : le principal en question ne pouvait être que le cher Langlois qui, après mûre réflexion, avait décidé d’étendre son aile tutélaire sur ses deux éclaireurs occasionnels. S’ils l’agaçaient souvent, ils ne lui en avaient pas moins rendu de petits services non négligeables.

La communication terminée, Desjardins trouva un sourire pour annoncer à ses visiteurs, sans d’ailleurs s’expliquer davantage sur son correspondant, qu’il leur rendait leur liberté, en les priant toutefois de rester jusqu’à nouvel ordre à sa disposition. Ce qu’ils acceptèrent volontiers.

— Nous vous demandons seulement, Monsieur le commissaire, d’avoir l’amabilité de nous ramener à notre auberge.

— N’en faites rien, mon ami, intervint le professeur. J’ai ma voiture dans la cour et je vais emmener ces messieurs afin de pouvoir bavarder avec eux !

— S’ils aiment vivre dangereusement, pourquoi pas ? Donc, ajouta-t-il s’adressant aux deux hommes, vous nous restez ?

— Rassurez-vous, Monsieur le commissaire, c’était bien dans nos intentions, dit Morosini. Nous ne partirons pas avant d’avoir une certitude sur le sort de notre ami…

En entendant Desjardins émettre l’idée qu’il y avait un danger quelconque à se faire transporter par le professeur, Aldo pensait qu’ils allaient confier leurs vies à l’un de ces fous de la vitesse qui, une fois un volant entre les mains, foncent droit devant eux avec un parfait mépris des obstacles, et il ne se trompait pas tout à fait. À ceci près que le véhicule en question était une vénérable Delaunay-Belleville qui devait être contemporaine de la Panhard-Levassor de Tante Amélie, et bénéficiait de soins tout aussi attentifs. Pas une éclaboussure, pas un grain de poussière sur la carrosserie gris Trianon et les accessoires de cuivre brillants comme de l’or. Elle était garnie de cuir noir sans la moindre égratignure. Son propriétaire en était d’ailleurs assez fier !

— Qu’en pensez-vous ? Voilà ce que j’appelle une voiture ! Prenez place, Messieurs, et vous pourrez constater qu’elle est aussi des plus confortables…

C’était indéniable et les deux compères s’installèrent sur la banquette arrière avec un sourire indulgent. Qui s’effaça vite quand, après avoir mis en marche d’une manivelle autoritaire, le professeur, le nez chaussé de grosses lunettes, se lança dans la circulation – heureusement relativement réduite ! – de la ville. Ses passagers eurent juste le temps de se cramponner aux luxueuses dragonnes de passementerie pour ne pas être précipités à genoux sur le tapis, et aussi de recommander leurs âmes à Dieu.

— Tu es sûr qu’il ne cousine pas plus ou moins avec le cher colonel Karloff ? demanda Adalbert. C’est tout à fait son style : « Droit sur l’obstacle et advienne que pourra ! »

— Pour la parenté, ça m’étonnerait, mais pour la manière, il y a de ça ! répondit Aldo qui se souvenait de parcours terrifiants dans le taxi de l’ancien colonel des cosaques du Tsar. Vu l’âge, ils ont dû avoir le même moniteur ! On peut toujours adresser une prière à saint Christophe !

Craintes inutiles ! Aussi habile – ou chanceux ! – que le Russe, le Français déposa – ou pour être plus exact, vida – le contenu de sa machine infernale pile devant la porte de l’auberge.

— Alors ? Elle marche, hein ? fit-il, une note de triomphe dans la voix.

— À… à merveille ! Et même plus, à miracle ! approuva Adalbert. J’ignorais qu’on pouvait atteindre cette vitesse avec ce genre de machine !

Le professeur eut un geste désinvolte.

— Question de réglage !… Mais il est déjà tard, ajouta-t-il en consultant un gros oignon en or, et il est temps que je vous laisse.

— Vous ne voulez pas rester un peu et dîner avec nous ? proposa Aldo. Vous vivez ici et je ne connais pas beaucoup, sinon pas, la région.

— Quoi ? Jamais visité les châteaux de la Loire ? Alors que vous êtes à moitié français ?

— Jusqu’à la guerre, l’occasion ne s’en est pas trouvée et après je n’en ai plus eu le loisir.

— On va y remédier ! En attendant, je dînerai volontiers avec vous…

Maître François qui s’était fait quelques soucis pour ses clients en les voyant partir avec le redoutable Savarin, et ravi d’un convive supplémentaire – qu’il connaissait d’ailleurs ! –, se montra aux petits soins. Il les installa près d’une fenêtre dominant la vallée de la Vienne, non loin de la vaste cheminée où crépitait un bon feu. Le temps d’automne était beau mais il commençait à faire frais…

On avait à peine entamé le vouvray de l’apéritif qu’Aldo lâchait la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment déjà :

— Tout à l’heure, lorsque j’ai répondu au commissaire qu’à Paris je logeais chez la marquise de Sommières, vous avez, il me semble, émis une sorte de… ricanement. Me suis-je trompé ?

— Non ! J’ai en effet ricané. C’était difficile de faire plus.

— Vous la connaissez donc ?

— C’est peu de le dire… Elle était ma belle-sœur ! J’avais épousé sa sœur, si vous préférez ! Dites-moi, mon garçon, vous ne me paraissez guère au courant des alliances familiales ! Ce n’est pourtant pas le bout du monde, votre sublime Venise ! Ou serait-ce que le vieux chameau m’aurait définitivement rayé de son carnet d’adresses ?

Le « vieux chameau » ne passa pas. Aldo s’étrangla dans son verre de vin et se fût étouffé si le coupable n’était venu à son secours en lui assénant dans le dos quelques tapes à assommer un bœuf.

Du coup il ne trouva plus à son service qu’un filet de voix à peine audible qu’Adalbert se hâta de relayer :

— Évidemment, vous ne pouviez pas savoir, professeur, mais Morosini a beaucoup d’affection pour Mme de Sommières. Affection que je partage d’ailleurs, précisa-t-il en manière d’avertissement. C’est, en vérité, une merveilleuse vieille dame, encore très belle malgré son âge et, en outre, elle est douée d’un solide sens de l’humour !

— J’en viens à me demander si nous parlons bien de la même personne ! Marie-Amélie de Feucherolle, devenue par mariage marquise de Sommières, mère d’un fils…

— … qu’elle a eu la douleur de perdre il y a quelques années. Si vous ajoutez qu’elle habite, rue Alfred-de-Vigny, un magnifique hôtel hérité d’une grande cocotte qu’un oncle aimant s’amuser avait eu l’audace d’épouser.

— C’est bien ça ! Et maintenant je m’interroge : me serais-je trompé ?

— De quoi ? croassa Aldo qui retrouvait à la fois son souffle et sa couleur habituelle.

— De sœur ! Feu mon épouse Cécile – Dieu ait son âme et grand bien lui fasse ! – était jolie, timide, douce et adorait chanter des romances en s’accompagnant de la harpe. Elle est devenue au fil des années acariâtre, méfiante, sotte à pleurer et effroyablement bigote ! J’avoue l’avoir un brin trompée – en particulier par la pensée avec ma sublime cousine Isabelle Morosini ! –, pas assez pleurée quand elle est morte. C’est à ce moment-là qu’Amélie m’a fait entendre ce qu’elle pensait de moi et m’a interdit à jamais l’entrée de ses demeures ainsi que toutes occasions de lui adresser la parole. Comme il se doit, je me suis révolté et voilà où nous en sommes. Maintenant, conclut-il en se levant, j’aimerais savoir si je vais finir de dîner chez moi !

— Je vous en prie ! le calma Aldo en se levant à son exemple pour poser une main apaisante sur son bras. C’est à moi de m’excuser d’une réaction vaguement ridicule. N’y voyez qu’un reflet de la tendresse que je lui porte, assez floue au début lorsque j’étais enfant, même adolescent, mais qui s’est développée depuis quelques années. Aussi comprenez à votre tour que c’est la première fois que j’entends quelqu’un en dire du mal…

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