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— Vous voulez dire Mrs Belmont ? Elle ne veut plus que l’on se souvienne de son nom ni de son titre allemand. Elle veut porter seulement celui dont elle signe ses œuvres ! Elle aussi était fort émue en entrant ici : elle m’a appris que mon père avait organisé naguère une exposition de ses sculptures qui avait eu un gros succès !

— Succès largement mérité ! Elle a énormément de talent. Quant à ton père, je ne te cacherai pas qu’il était très amoureux d’elle !

— Ah bon ? Mais alors… pourquoi ce mariage désastreux… que je comprenais parfaitement…

Aldo se mit à rire.

— Le cœur de ce cher Gilles, attaché cependant dur comme fer à son célibat, n’en était pas moins des plus inflammables ! En quatre ans, je l’ai vu s’éprendre de quatre femmes. Dans l’ordre : une danseuse tzigane, Mrs Belmont, une belle mais inquiétante Italienne et enfin celle qui a réussi à le mener au mariage.

— Quatre… En quatre ans ? souffla François-Gilles, abasourdi.

— Eh oui ! Il plaisait ! Adalbert t’en racontera tout autant. Mais pour en revenir à Mrs Belmont qui, si j’ai bien compris, est venue en pèlerinage, il m’a semblé qu’elle n’était pas seule…

François-Gilles haussa les épaules.

— Difficile de ne pas le remarquer ! C’est un monde à lui tout seul, cet homme-là ! Un condensé de la commedia dell’arte mais qui se veut amusant... et il l’amuse !

— C’est ce que j’ai cru remarquer, murmura Aldo, mi-figue mi-raisin.

— Mais, au fait, c’est un compatriote à vous… enfin presque, puisqu’il n’a pas la chance d’être né à Venise ! Le comte… Fanchetti ! C’est ça ! Ottavio Fanchetti ! Un Napolitain, je crois !

— Un Méridional, je l’aurais juré ! grogna Aldo avec un reniflement fort peu élégant. Tu ne saurais pas où elle l’a déniché, par hasard ?

— Si. Sur le bateau… Une de ces relations de traversée sans doute ! Vite rencontrées, vite oubliées, comme vous le savez, mais celui-là a l’air de s’accrocher, émit sur le mode lénifiant le jeune homme qui, de son temps de substitut de procureur de la République, avait gardé un certain art de déchiffrer les physionomies de ses contemporains ! Encore un peu de fine ?

Aldo se leva.

— Non merci ! Il faut que je rentre rue Alfred-de-Vigny… mais je t’emmène, si tu veux ? Tante Amélie et Marie-Angéline seraient ravies de te voir !

— J’aimerais bien mais j’ai, à 2 heures, un rendez-vous à Versailles ! Cependant je vous rappellerai cette invitation ! Je serais tellement content de les revoir !

— Pourquoi n’as-tu pas donné de tes nouvelles alors ?

— Je… je n’osais pas ! Mme de Sommières m’impressionne !

— Pas à ce point-là, j’espère ? J’arrangerai ça ! Et je te téléphone pour prendre date !

Tandis qu’Aldo, après avoir bavardé un instant avec M. Bayley, commençait à remonter la rue de la Paix pour rejoindre sa voiture, Helen Adler, la femme de chambre de Pauline que celle-ci avait envoyée faire quelques achats à la Grande Maison de Blanc, revenait vers le kiosque à journaux, attirée par une photo qui avait frappé son regard en passant devant. Elle acheta la parution puis, gênée par les paquets dont elle était encombrée, elle glissa le journal sous son bras afin de pouvoir traverser la rue Daunou sans se faire écraser, effleura des yeux les vitrines noir et or de Cartier, enfin, talonnée sans doute par le besoin de s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé, se livra à une espèce de gymnastique destinée à libérer une de ses mains dans le but de lire l’éditorial qui l’avait si inopinément interpellée. Elle réussit seulement à faire tomber trois de sa demi-douzaine de menus colis dont l’un roula jusqu’aux pieds d’Aldo qui manqua s’étaler, laissa échapper un juron mais s’en excusa aussitôt en s’apercevant qu’il s’adressait à une femme :

— Veuillez me pardonner, Madame, et permettez que je vous aide !

Le journal était tombé en premier, à demi déplié. Il le ramassa.

— Oh, merci, Monsieur, mais c’est bien inutile de vous déranger, je suis presque arrivée…

Elle parlait un français correct teinté d’un léger accent anglais. Âgée d’une quarantaine d’années, elle joignait un charmant sourire à des traits réguliers qui ne manquaient pas de caractère, des yeux bleus, des cheveux blond foncé s’échappant d’une toque, noire comme la pelisse qui l’enveloppait.

Visiblement, le quotidien était en surnombre. Aldo le roula et le lui remit sous le bras.

— Je pense, dit-il en lui rendant son sourire, qu’il vaut mieux attendre d’être chez vous pour vous informer des nouvelles…

— C’est plus sage, en effet. Merci, Monsieur.

Sur un signe de tête amical, elle traversa la rue des Capucines puis tourna le coin de la place Vendôme… Sans trop savoir pourquoi, Aldo fit demi-tour et la suivit. Il y avait pas mal d’allées et venues car il était midi. Constatant que son inconnue s’engouffrait dans l’entrée principale du Ritz, il vira, voulut repartir afin de récupérer sa voiture et… tomba littéralement dans les bras de Belmont qui s’esclaffa :

— Doux Jésus, Morosini ! Je commence à croire que le Seigneur nous voit d’un œil bénin, nous autres, les Belmont ! Je galope après vous depuis ce matin !

— Vous êtes exaucé ! Me voilà ! répliqua Aldo en riant. Et tout à votre service, mon cher ami ! Que puisse pour vous ?

— Rien que papoter un moment tous les deux ! C’est un trop grand morceau de chance que vous soyez ici et j’entends en profiter ! Venez déjeuner en ma compagnie ! Rien que nous deux !

— Mais… votre sœur ?

— Pauline ?…

— Je ne vous en connais pas d’autre !

— Très juste ! Elle va se sustenter au Pré Catelan escortée d’un certain comte Fanchetti ou quelque chose comme ça ! Une sorte de gravure de mode gominée qu’elle a rencontrée sur le bateau et qui me tape sur les nerfs parce qu’il rit tout le temps. Sans doute pour exhiber ses dents. Résultat, il donne l’impression d’en posséder plus que n’importe qui ! Quand il ouvre la bouche, on dirait qu’elle est remplie par les deux rangées de touches d’un piano de concert !

Il avait introduit son bras sous celui d’Aldo qui se laissa emmener, pensant qu’à l’exception d’Adalbert il n’avait jamais rencontré un homme plus sympathique que John-Augustus.

— D’accord ! concéda-t-il, mais je vous invite : je suis un peu chez moi au Ritz et on va demander à Olivier de nous trouver une table tranquille près d’une fenêtre donnant sur le jardin !

— Olivier ?

— Dabescat ! Le sublime maître d’hôtel !

Or, dès leur entrée dans le hall du palace, ils comprirent que ce paisible programme ne se réaliserait pas facilement. Il y régnait une agitation tout à fait inhabituelle. La majorité des clients, parlant tous à la fois, était massée au pied du grand escalier, tandis qu’au téléphone l’homme aux clefs d’or appelait la police, une main tenant l’écouteur et l’autre bouchant l’oreille opposée. Aldo arrêta au vol un groom qui courait, un message à la main.

— Que se passe-t-il ?

— Un meurtre, Monsieur ! On vient d’assassiner une dame… Excusez-moi !…

Puis, reconnaissant soudain l’Américain :

— Oh, vous êtes Monsieur Belmont, n’est-ce pas ?

— Oui. Pourquoi ?

— C’est quelqu’un qui est avec vous. Ou plutôt avec Madame la baronne !

Un énorme soupir échappa aux deux hommes en même temps. Sans réfléchir, ils avaient pensé à la même chose. Mais Belmont réagissait toujours vite :

— Helen ? Il faut que je voie ça !

Fendant la foule avec décision en répétant : « Permettez ! Permettez ! » suivi d’Aldo dans son sillage, il parvint jusqu’à la victime étalée sur la première marche, face contre terre au milieu de ses petits paquets… À genoux près d’elle, un homme était en train de retirer précautionneusement un poignard planté dans son dos :

— Vous ne devriez pas la toucher ! reprocha une jeune fille. Il faut attendre la police !

— Je suis le médecin de l’hôtel et cette femme vit encore, alors fichez-moi la paix ! Et tâchez de reculer !

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