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— Pourquoi la femme de chambre n’a-t-elle pas parlé immédiatement après le drame ? demanda Aldo.

— Elle a essayé, mais vous n’imaginez pas la surexcitation qui régnait alors à New York ! Chacun y allait de sa version plus ou moins crédible. Et puis Madeleine Astor a voulu s’installer immédiatement et à l’écart pour avoir son bébé en paix. Elle a emmené Helen dans le Connecticut et le temps a passé ! Helen a fini par n’y plus penser jusqu’à ce qu’elle tombe sur la photo de notre tante. Je me suis consacré à des recherches pour en savoir davantage, mais après toutes ces années ! Jusqu’à ce qu’un ami m’entende parler de la vente de la collection Van Tilden et ne me montre le catalogue qu’il s’était procuré parce que ça l’intéressait, lui aussi. On a juste eu le temps de sauter dans un paquebot et me voilà !

— Vous n’imaginez pas à quel point cela m’enchante ! le conforta Aldo.

Cependant, l’agitation de la salle devenait houleuse. En rang serré, les Rothschild venaient aux renseignements. Mis au fait, le baron Edmond proposa :

— Ce n’est pas mon intérêt immédiat puisque je comptais acheter cette parure, mais je pense que le mieux serait de retirer les deux pièces… je dirais, suspectes, de les mettre sous séquestre jusqu’à nouvel ordre et de continuer la vente.

— Qu’en dites-vous, Monsieur Belmont ? s’enquit le commissaire-priseur.

— Je n’ai rien contre. Désolé seulement de n’être pas arrivé plus tôt, mais nous avons essuyé un grain au large de l’Irlande.

Tandis que Maître Lair-Dubreuil improvisait une annonce destinée à calmer le tumulte grandissant, et que le policier se retirait en faisant part à Morosini et à Belmont qu’il suivait l’affaire et les reverrait plus tard, chacun regagna sa place. Aldo réussit à caser le nouvel arrivant entre Wishbone et lui après avoir, comme il se doit, présenté les deux Américains l’un à l’autre. Les enchères repartirent. C’est alors que Cornélius chuchota, désignant la serviette que Belmont avait posée sur ses genoux :

— Si les bijoux n’ont pas fait naufrage, est-ce qu’il n’y aurait pas une chance pour que le… la Chimère soit parmi eux ?

Ce fut John-Augustus qui lui répondit :

— La Chimère des Borgia ? Évidemment qu’elle y était !

Puis ressortant le dossier qu’il feuilleta rapidement :

— Tenez, la voilà ! triompha-t-il en montrant dessin et photographie. Elle vous intéresse ?

— Oh, oui !

Et, revenant à Aldo, soudain rayonnant :

— Il faut la retrouver tout bêtement !

— Tout bêtement ? Et où voulez-vous chercher ?

— Moi, je ne sais pas mais, vous, si ! Vous faites ça tout le temps !

— Ce que c’est que la renommée ! apprécia Belmont, ironique. On vous connaît jusqu’au fin fond du Texas !

— Maintenant oui, grogna Aldo. Jusqu’à présent, ma réputation n’allait pas beaucoup plus loin que New York ! Mais, sacrebleu, je ne suis pas un chien de chasse !… Et j’ai autre chose à faire !

Son indignation était feinte comme son ton manquait de justesse parce que, déjà, son vieux démon de l’aventure montrait le bout de l’oreille. Peut-être aussi parce que l’apparition inopinée de John-Augustus l’enchantait vraiment… et que la femme de chambre accusatrice était celle de Pauline. Pauline ! Son si doux… et si torturant secret ! Avec laquelle il avait partagé deux moments inoubliables : une rapide étreinte à la suite d’un bal masqué dans la bibliothèque des Belmont à Newport et, surtout, un an plus tard, une nuit passionnée dans une chambre du Ritz ! Pauline, fantasque et ardente ! Pauline, ses yeux couleur de nuage, ses longs cheveux de laque noire dénoués sur son corps envoûtant ! Pauline, dont il savait qu’elle l’aimait !…

Chaque fois, ils s’étaient promis de ne pas recommencer, et de ne s’accorder que les joies sages de l’amitié afin qu’en se croisant leurs regards restent clairs ! Sans s’inquiéter de ce qu’il en serait en réalité si leurs chemins se rencontraient à nouveau ! Oh, certes, ils étaient sincères à ce moment-là… une fois apaisée la faim qu’ils avaient l’un de l’autre !

D’une voix qui lui parut curieusement impersonnelle, il demanda :

— Comment se portent votre femme et la baronne ?

— Bien, je pense ! Du moins en ce qui concerne Cynthia qui est allée faire je ne sais quoi à San Francisco. Pour Pauline, je suis affirmatif : elle est venue avec moi et doit faire le tour des couturiers ! Et sera ravie de vous revoir !

Et lui donc ! Il y avait bien, tout au fond de lui-même, son ange gardien – un peu enroué à force de s’être trop souvent égosillé dans ce désert ! – qui lui soufflait que la seule solution intelligente à ce dilemme serait de « secouer les mains » de son Texan, de filer embrasser Tante Amélie et Plan-Crépin, et de prendre dare-dare le premier train pour Venise, mais comme il ne l’écoutait jamais, ce brave type si mal partagé par le sort, il savait pertinemment qu’il n’en ferait rien ! Et puis il y avait Wishbone qui n’abandonnait pas la partie.

— Vous n’allez pas avoir la cruelty… euh… cruauté de me laisser tomber ? gémit-il avec un regard de cocker inquiet. Qu’est-ce que je deviendrais sans vous ?

— Et moi ? Où pensez-vous que je vais pouvoir orienter mes recherches ? Il faudrait savoir d’abord à qui Van Tilden a acheté ces bijoux et je verrais volontiers un receleur difficile à faire parler – et ils le sont tous, en particulier à ce niveau-là ! À quel endroit ? La femme de chambre de la baronne von Etzenberg pourrait me donner un signalement, mais je vous avoue qu’une traversée de l’Atlantique en ce moment ne me tente guère !

— Helen ? intervint Belmont. Mais elle est au Ritz ! C’est moins loin et vous la verrez quand vous voudrez !

Rien à faire, décidément ! Aldo était battu et le savait. Et le plus dramatique était qu’il n’en était pas mécontent ! Dégoûté, l’ange gardien retourna se coucher en le traitant d’hypocrite ! Quant à l’intéressé, il rendit les armes…

— Entendu ! soupira-t-il. Je vais essayer… faire mon possible, mais ne vous attendez pas que j’y consacre des années.

— Je suis persuadé que vous réussirez ! exulta Cornélius. Vous avez carte blanche… Je paierai ce qu’il faudra !

— Je n’en doute pas, mais sachez auparavant que je ne vois vraiment pas par quel bout attraper cette affaire. Van Tilden est mort et j’ignore qui pourrait me dire qui lui a vendu les joyaux de la Reine !

Tout en parlant, son regard accrocha la tête blonde de Michel Berthier occupé à prendre des notes. Celui-là pourrait peut-être l’aider ? Il avait rencontré le milliardaire et il était possible qu’il puisse lui fournir un indice. Avec lui, aucun risque d’embrouille ! C’était un garçon sérieux bien que non dépourvu d’humour et il connaissait son métier. Il était aussi plus que probable que le lièvre soulevé par l’intervention de Langlois, de l’huissier et de Belmont présentât pour lui un vif intérêt.

À cet instant, Berthier releva la tête et leurs regards se croisèrent. Un bref échange de signes conforta l’impression d’Aldo : on se verrait après la séance.

La vente achevée et les achats réglés, on trouva le journaliste qui faisait les cent pas dans la rue. Flanqué de ses deux Américains, Aldo le rejoignit.

— Si vous n’avez rien d’autre en perspective, lui proposa-t-il, allons prendre un verre ! Il faut qu’on parle !

— Vous, fit-il en riant, j’ai dans l’idée que vous aimeriez en savoir plus sur les bijoux mis sous séquestre ! Moi aussi entre parenthèses, mais si vous le permettez, remettons le verre à demain. Il faut que je rentre à Versailles chercher Caroline : nous allons à l’Opéra ! C’est notre anniversaire de mariage.

— Bravo ! Demain alors ? Venez vers 5 ou 6 heures chez ma tante de Sommières ! Vous connaissez l’adresse ?

— Aucune chance que je l’oublie. À demain…

Un moment plus tard, un taxi emportait Morosini et Wishbone vers la rue Alfred-de-Vigny. Le premier avait refusé l’invitation à dîner de John-Augustus sous le prétexte qu’il n’était pas libre. Il avait besoin de prendre du recul et d’essayer d’y voir plus clair en lui-même. Si l’arrivée théâtrale de Belmont flanqué de Langlois lui avait valu une bouffée de joie, il s’avouait honnêtement qu’il n’était pas prêt à rencontrer Pauline. C’était inévitable puisqu’il allait devoir interroger sa femme de chambre, mais il avait besoin de s’y préparer. Naturellement, il n’articula pas une parole durant le trajet et Cornélius eut le bon goût de respecter son silence et de garder pour lui la sensation de béatitude qui s’était emparée de lui en apprenant que la Chimère ne reposait pas au milieu des débris du  Titanic. Il nageait en pleine euphorie et se sentait tout disposé à se délester de millions de billets verts, à faire trois fois le tour du monde ou davantage si nécessaire pour acquérir la merveille qui lui ouvrirait la porte du bonheur ! Parce qu’il n’imaginait pas un instant que l’on pût échouer et, assis bien droit dans la voiture, il posait un sourire ravi sur les rues et les gens alentour.

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