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Mais enfin, si elle avait voulu le voir, elle l'aurait attiré chez elle puisqu'ils se connaissaient; elle n'aurait pas entamé cette correspondance sous le pseudonyme d'H. Maubel.

H, se dit-il, tout à coup; mais Mme Chantelouve a ce nom garçonnier qui lui va bien: Hyacinthe; elle demeure rue de Bagneux, une rue qui n'est pas éloignée de la poste de la rue Littré; elle est blonde, elle a une bonne, elle est très catholique, c'est elle!

Et, coup sur coup, presque en même temps, il éprouva deux sensations absolument distinctes.

D'abord, une désillusion, car son inconnue lui plaisait mieux. Jamais Mme Chantelouve ne réaliserait l'idéal qu'il s'était forgé, les traits gingembrés, bizarres, qu'il s'était peints, la frimousse agile et fauve, le port mélancolique et ardent qu'il avait rêvé!

Au reste, le fait seul de connaître l'inconnue la rendait moins désirable, plus vulgaire; l'accessible entrevu tuait la chimère.

Puis il eut tout de même un moment de joie. Il aurait pu tomber sur une femme vieille et laide et Hyacinthe, comme il l'appelait déjà tout court, était enviable. Trente-trois ans au plus; pas jolie, non, mais singulière; c'était une blonde frêle et souple, à peine hanchée, une fausse maigre, à petits os. La figure était médiocre, gâtée par un trop gros nez, mais les lèvres étaient incandescentes, les dents superbes, le teint, un tantinet rosé dans ce blanc laiteux à peine bleuâtre, un peu trouble, qu'ont les eaux de riz.

Puis son véritable charme, sa décevante énigme, c'étaient ses yeux, des yeux qui semblaient cendrés d'abord, des yeux incertains et trébuchants de myope où passait une expression résignée d'ennui.

A certains moments, ces prunelles se brouillaient telles qu'une eau grise et des étincelles d'argent pétillaient à la surface. Elles étaient, tour à tour, dolentes et désertes, langoureuses et hautaines. Il se souvenait bien d'avoir jadis dérivé devant ces yeux!

Malgré tout, en y réfléchissant, ces lettres passionnées ne répondaient nullement au physique de cette femme, car nulle n'était plus maîtresse des simagrées et plus calme. Il se remémorait des soirées chez elle; elle se montrait attentive, se mêlait peu aux conversations, accueillait, en souriant, mais sans laisser-aller, les visiteurs.

En somme, se dit-il, il faudrait admettre un réel dédoublement. Tout un côté visible de femme du monde, de salonnière prudente et réservée et un autre côté alors inconnu de folle passionnée, de romantique aiguë, d'hystérique de corps, de nymphomane d'âme, c'est bien invraisemblable!

Non, décidément, je suis sur une fausse piste, reprit-il; le hasard a pu faire que Mme Chantelouve ait parlé de mes livres à Des Hermies mais de là à conclure qu'elle s'est toquée de moi et qu'elle écrit de semblables lettres, il y a loin. Non, ce n'est pas elle; mais qui, alors?

Il continuait à tourner sur lui-même, sans avancer d'un pas; il évoqua de nouveau cette femme, s'avoua qu'elle était vraiment pressante, gamine de corps, flexible, sans de répugnants arias de chairs! Mystérieuse avec cela, par son air concentré, ses yeux plaintifs, par sa froideur, réelle ou voulue, même!

Il récapitula les renseignements qu'il possédait sur elle; il savait simplement qu'elle avait épousé Chantelouve en secondes noces, qu'elle n'avait pas d'enfants, que son premier mari, un fabricant de chasubles, avait, pour des causes ignorées, fini par un suicide. Et c'était tout.

Par contre, les potins racontés sur Chantelouve étaient intarissables!

Auteur d'une histoire de la Pologne et des Cabinets du Nord, d'une histoire de Boniface Viii et de son siècle, d'une vie de la Bienheureuse Jeanne De Valois, fondatrice de l'Annonciade, d'une biographie de la Vénérable Mère Anne De Xaintonge, institutrice de la Compagnie de Sainte-ursule, d'autres livres du même genre, parus chez Lecoffre, chez Palmé, chez Poussielgue, de ces volumes que l'on ne se figure reliés qu'en basane racine ou en basane chagrinée, noire, Chantelouve préparait sa candidature à l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres et il espérait l'appui du parti des Ducs; aussi recevait-il, une fois par semaine, des cagots influents, des hobereaux et des prêtres. C'était sans doute la corvée de sa vie, car, malgré sa pauvre allure de chattemite, il était redondant et aimait à rire.

D'autre part, il tenait à figurer dans la littérature qui compte à Paris et il s'ingéniait à amener, un autre jour de la semaine, chez lui, les gens de lettres, à se réserver grâce à eux des aides, en tout cas à empêcher des attaques au moment où sa candidature toute cléricale se produirait; c'était probablement pour attirer ses adversaires qu'il avait imaginé ces réunions baroques où, par curiosité, en effet, les gens les plus différents venaient.

Puis il y avait encore d'autres causes plus secrètes, quand on y songeait. Il avait la réputation d'un tapeur, d'un homme peu délicat, d'un aigrefin!

Durtal avait même remarqué qu'à chacun des dîners offerts par Chantelouve figurait un inconnu bien mis et le bruit courait que ce convive était un étranger auquel on montrait ainsi que des statues de cire les hommes de lettres et auquel on empruntait, avant ou après, d'imposantes sommes.

Ce qui est indéniable, se dit-il, c'est que ce ménage vit largement et qu'il ne possède aucunes rentes. D'autre part, les libraires et les journaux catholiques payent plus mal encore que les éditeurs séculiers et que les feuilles laïques.

Il est donc impossible que, malgré son nom répandu dans le monde des cléricaux, Chantelouve touche des droits d'auteur suffisants pour maintenir sa maison sur un tel pied!

Tout cela, reprit-il, reste quand même trouble. Que cette femme soit malheureuse dans son intérieur et qu'elle n'aime pas le sacristain véreux qu'est son mari, cela se peut; mais quel est son véritable rôle dans le ménage? Est-elle au courant des amorces pécuniaires de Chantelouve? Quoi qu'il en soit, je ne vois pas bien l'intérêt qui la détermine à s'orienter vers moi. Si elle est de connivence avec son mari, le bon sens indique qu'elle doit chercher un amant influent ou riche, et elle sait parfaitement que je ne remplis ni l'une ni l'autre de ces conditions. Chantelouve n'ignore pas, en effet, que je suis incapable de solder des frais de toilette et d'aider à la marche incertaine d'un attelage. J'ai trois mille livres de rentes à peu près et je n'arrive même pas, seul, à vivre!

Ce n'est donc point cela; dans tous les cas, ce ne serait pas rassurant, une liaison avec cette femme, conclut-il, très refroidi par ces réflexions.

Mais que je suis bête! La situation même de cet intérieur prouve que mon amie inconnue n'est pas la femme de Chantelouve et, tout bien considéré, j'aime mieux qu'il en soit ainsi!

CHAPITRE VIII

L e lendemain, toutes ces vagues de pensées s'apaisèrent. L'inconnue ne le quittait toujours pas, mais parfois elle s'absentait ou se tenait à distance; ses traits moins certains s'effaçaient dans une brume; elle le fascinait plus faiblement, ne l'occupait plus, désormais, seule.

Cette idée, subitement éclose sur un mot de des Hermies, que l'inconnue devait être la femme de Chantelouve, avait, en quelque sorte, refréné sa fièvre. Si c'était elle, -et maintenant ses conclusions contraires de la veille se desserraient, car enfin, en y réfléchissant bien, en reprenant un à un les arguments dont il s'était servi, il n'y avait pas plus de raisons pour que ce fût une autre femme qu'elle; -alors, cette liaison s'étayait sur des causes obscures, périlleuses même, et il se tenait en garde, ne s'abandonnait plus comme auparavant à la dérive.

Et pourtant un autre phénomène se passait en lui; jamais il n'avait songé à Hyacinthe Chantelouve, jamais il n'avait été amoureux d'elle; elle l'intéressait par le mystère de sa personne et de sa vie, mais, en somme, hors de chez elle, il n'y pensait guère. Et maintenant il se prenait à la ruminer, à la désirer presque.

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