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Durtal aimait cette vieille gravure qui avait une senteur de douce intimité dans les scènes du bas et, dans celles du haut, la benoîte naïveté des primitifs; il y voyait, réunis en quelque sorte, dans un même cadre, l'art d'un Ostade épuré et celui d'un Thierry Bouts.

En attendant que sa grille, dont le charbon craquait et commençait à grésiller comme une friture, devînt rouge, il s'assit devant son bureau et tria ses notes.

– voyons, se dit-il, en roulant une cigarette, nous en sommes au moment où cet excellent Gilles De Rais commence la recherche du grand oeuvre. Il est facile de se figurer les connaissances qu'il possède sur la manière de transmuer les métaux en or.

L'alchimie était déjà très développée, un siècle avant qu'il ne naquît. Les écrits d'Albert Le Grand, d'Arnaud De Villeneuve, de Raymond Lulle, étaient entre les mains des hermétiques. Les manuscrits de Nicolas Flamel circulaient; nul doute que Gilles, qui raffolait des volumes étranges, des pièces rares, ne les ait acquis; ajoutons qu'à cette époque, l'édit de Charles V, interdisant, sous peine de la prison et de la hart, les travaux spagiriques et que la bulle " spondent pariter quas non exhibent " que le pape Jean Xxii fulmina contre les alchimistes, étaient encore en vigueur. Ces oeuvres étaient donc défendues et par conséquent enviables; il est certain que Gilles les a longuement étudiées, mais de là à les comprendre, il y a loin!

Ces livres constituaient, en effet, le plus incroyable des galimatias, le plus inintelligible des grimoires. Tout était en allégories, en métaphores cocasses et obscures, en emblèmes incohérents, en paraboles embrouillées, en énigmes bourrées de chiffres! Et en voilà un exemple, se dit-il, en prenant, sur un des rayons de sa bibliothèque, un manuscrit qui n'était autre que celui de l'Asch-Mézareph, le livre du Juif Abraham et de Nicolas Flamel, rétabli, traduit et commenté par Eliphas Lévi.

Ce manuscrit lui avait été prêté par Des Hermies qui l'avait découvert, un jour, dans d'anciens papiers.

Il y a, soi-disant, là-dedans, la recette de la pierre philisophale, du grand élixir de quintessence et de teinture. Les figures ne sont pas précisément claires, se dit-il, en feuilletant les dessins à la plume rehaussés en couleur représentant dans une bouteille, sous ce titre: " le coït chimique ", un lion vert, la tête en bas dans un croissant de lune; puis, dans d'autres flacons, c'étaient des colombes, tantôt s'élevant vers le goulot, tantôt piquant une tête vers le fond, dans un liquide noir ou ondulé de vagues de carmin et d'or, parfois blanc et granulé de points d'encre, habité par une grenouille ou une étoile, parfois aussi laiteux et confus ou brûlant en flammes de punch, à la surface.

Eliphas Lévi expliquait de son mieux le symbole de ces volatiles en carafes, mais il s'abstenait de donner la fameuse recette du grand magistère, continuait la plaisanterie de ses autres livres où, débutant sur un ton solennel, il affirmait vouloir dévoiler les vieux arcanes et se taisait, le moment venu, sous l'ineffable prétexte qu'il périrait, s'il trahissait d'aussi rugissants secrets.

Cette bourde, reprise par les pauvres occultistes de l'heure actuelle, aidait à masquer la parfaite ignorance de tous ces gens. En somme, la question est simple, se dit Durtal, en fermant le manuscrit de Nicolas Flamel.

Les philosophes hermétiques ont découvert, -et, après avoir longtemps bafouillé, la science contemporaine ne nie plus qu'ils aient raison; – ils ont découvert que les métaux sont des corps composés et que leur composition est identique. Ils varient donc simplement entre eux, suivant les différentes proportions des éléments qui les combinent; on peut, dès lors, à l'aide d'un agent qui déplacerait ces proportions, changer les corps, les uns en les autres, transmuer, par exemple, le mercure en argent et le plomb en or.

Et cet agent c'est la pierre philosophale, le mercure; -non le mercure vulgaire qui n'est pour les alchimistes qu'un sperme métallique avorté, – mais le mercure des philosophes, appelé aussi le lion vert, le serpent, le lait de la Vierge, l'eau pontique.

Seulement la recette de ce mercure, de cette pierre des sages, n'a jamais été révélée; -et c'est sur elle que le Moyen Age, que la Renaissance, que tous les siècles, y compris le nôtre, s'acharnent.

Et dans quoi ne l'a-t-on pas cherchée? Se disait Durtal, en compulsant ses notes: dans l'arsenic, le mercure ordinaire, l'étain; dans les sels de vitriol, de salpêtre et de nitre; dans les sucs de la mercuriale, de la chélidoine et du pourpier; dans le ventre des crapauds à jeun, dans les urines humaines, dans les menstrues et le lait des femmes!

Or, Gilles De Rais devait en être là de ses explorations. Il est bien évident qu'à Tiffauges, seul, sans l'aide d'initiés, il était incapable de tenter utilement des fouilles. A cette époque, le centre hermétique était, en France, à Paris où les alchimistes se réunissaient sous les voûtes de Notre-dame et étudiaient les hiéroglyphes du charnier des Innocents et le portail Saint-jacques de la boucherie sur lequel Nicolas Flamel avait, avant sa mort, écrit en de kabbalistiques emblèmes la préparation de la fameuse pierre.

Le Maréchal ne pouvait se rendre à Paris sans tomber dans les troupes anglaises qui barraient les routes; il choisit le moyen le plus simple, il appela les transmutateurs les plus célèbres du Midi et les fit amener, à grands frais, à Tiffauges.

D'après les documents que nous possédons, nous le voyons faire construire le fourneau des alchimistes, l'athanor, acheter des pélicans, des creusets et des cornues. Il établit des laboratoires dans l'une des ailes de son château et il s'y enferme avec Antoine De Palerne, François Lombard, Jean Petit, orfèvre de Paris, qui s'emploient, jours et nuits, à la coction du grand oeuvre.

Rien ne réussit; à bout d'expédients, ces hermétistes disparaissent et c'est alors, à Tiffauges, un incroyable va-et-vient de souffleurs et d'adeptes. Il en arrive de tous les points de la Bretagne, du Poitou, du Maine, seuls ou escortés de noueurs d'aiguillettes et de sorcières. Gilles De Sillé, Roger De Bricqueville, cousins et amis du maréchal, parcourent les environs, rabattent le gibier vers Gilles, tandis qu'un prêtre de sa chapelle, Eustache Blanchet, part en Italie, où les manieurs de métaux abondent.

En attendant, Gilles De Rais, sans se décourager, continue ses expériences qui, toutes, ratent; il finit par croire que décidément les magiciens ont raison, qu'aucune découverte n'est, sans l'aide de Satan, possible.

Et, une nuit, avec un sorcier arrivé de Poitiers, Jean De La Rivière, il se rend dans une forêt qui avoisine le château de Tiffauges. Il demeure, avec ses serviteurs Henriet et Poitou, sur la lisière du bois où le sorcier pénètre. La nuit est lourde et sans lune; Gilles s'énerve à scruter les ténèbres, à écouter le pesant repos de la campagne muette; ses compagnons terrifiés se serrent, l'un contre l'autre, frémissent et chuchotent, au moindre vent. Tout à coup, un cri d'angoisse s'élève. Ils hésitent, s'avancent, en tâtonnant, dans le noir, aperçoivent, en une lueur qui saute, La Rivière, exténué, tremblant, hagard, près de sa lanterne. Il raconte, à voix basse, que le diable a surgi sous la forme d'un léopard, mais qu'il a passé auprès de lui, sans même le regarder, sans rien lui dire.

Le lendemain, ce sorcier prend la fuite, mais un autre arrive. C'est un trompette du nom de Du Mesnil. Il exige que Gilles signe de son sang une cédule dans laquelle il s'engage à donner au diable tout ce qu'il voudra, " hormis sa vie et son âme ", mais bien que pour aider aux maléfices, Gilles consente à faire chanter dans sa chapelle, à la fête de la Toussaint, l'office des damnés, Satan n'apparaît pas.

Le maréchal commençait à douter du pouvoir de ses magiciens, quand une nouvelle opération qu'il tenta le convainquit que parfois le démon se montre.

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