– ce sont, demanda-t-il, des ouvrages techniques sur le métal et sur la fonte des cloches ou sur la partie liturgique qui les concerne?
– sur la fonte, non; il est parfois question dans ces bouquins, des anciens fondeurs, des saintiers, comme on les appelait dans le bon temps; vous y découvrirez, çà et là, quelques détails sur des alliages de cuivre rouge et d'étain fin; vous y constaterez même, je crois, que l'art du saintier est en déchéance depuis trois siècles; cela tient-il à ce qu'au moyen age surtout, les fidèles jetaient dans la fonte des bijoux et des métaux précieux et modifiaient ainsi l'alliage; ou bien est-ce parce que les fondeurs n'implorent plus Saint Antoine L'Ermite, alors que le bronze bout dans la fournaise? Je l'ignore; toujours est-il que les cloches maintenant sont créées à la grosse; elles ont des voix sans âme personnelle, des sons identiques; elles ne sont plus que des bonnes indifférentes et dociles, tandis qu'autrefois elles étaient un peu comme ces très antiques servantes qui faisaient partie de la famille dont elles éprouvaient les douleurs et les joies. Mais qu'est-ce que cela fait au clergé et aux ouailles? Ces auxiliaires dévouées du culte ne représentent actuellement aucun symbole!
Et tout est là, pourtant. Vous me demandiez, il y a quelques instants, si ces livres traitaient, au point de vue de la liturgie, des cloches; oui, la plupart expliquent, par le menu, le sens de chacune des parties qui les composent; les interprétations sont simples et peu variées, en somme.
– ah! Et quelles sont-elles?
– oh! Si cela vous intéresse, je vais vous le résumer en quelques mots.
D'après le rational de Guillaume Durand, la dureté du métal signifie la force du prédicateur; la percussion du battant contre les bords, exprime l'idée que ce prédicateur doit se frapper, lui-même, pour corriger ses propres vices, avant que de reprocher leurs péchés aux autres. Le mouton ou le bélier de bois auquel est suspendue la cloche représente par sa forme même la croix du Christ et la corde, qui servait autrefois à la tirer, allégorisait la science des ecritures qui découle du mystère de la croix même.
Les liturgistes plus anciens nous révèlent des symboles presque semblables. Jean Beleth, qui vivait en 1200, déclare aussi que la cloche est l'image du prédicateur, mais il ajoute que son va-et-vient, lorsqu'on la met en branle, enseigne que le prêtre doit, tour à tour, élever et abaisser son langage, afin de le mieux mettre à la portée des foules. Pour Hugues De Saint-victor, le battant est la langue de l'officiant qui heurte les deux bords du vase et annonce ainsi, à la fois, les vérités des deux testaments; enfin, si nous nous adressons au plus ancien peut-être des liturgistes, à Fortunat Amalaire, nous trouvons simplement que le corps de la cloche désigne la bouche du prédicateur et le marteau, sa langue.
– mais, fit Durtal un peu désappointé, ce n'est pas… comment dirai-je… très profond.
La porte s'ouvrit.
– comment va? Dit Carhaix, en serrant la main de Gévingey qu'il présenta à Durtal.
Tandis que la femme du sonneur achevait de mettre la table, Durtal examina le nouveau venu.
C'était un petit homme, coiffé d'un feutre noir et mou, enveloppé de même qu'un conducteur d'omnibus dans un caban à capuchon de drap bleu.
La tête était en oeuf, toute en hauteur. Le crâne ciré ainsi qu'au siccatif, paraissait avoir poussé au-dessus des cheveux qui pendaient dans le cou, durs et semblables aux filaments d'un coco sec; le nez était busqué, les narines s'ouvraient en de larges soutes sur une bouche édentée que cachait une épaisse moustache poivre et sel comme la barbiche qui allongeait un menton court; au premier abord, il suggérait l'idée d'un ouvrier d'art, d'un graveur sur bois ou d'un enlumineur d'images de sainteté ou de statues pieuses; mais, à le regarder plus longtemps, à observer ces yeux rapprochés du nez, ronds et gris, presque bigles, à scruter sa voix solennelle, ses manières obséquieuses, l'on se demandait de quelle sacristie toute spéciale sortait cet homme.
Il se déshabilla, apparut dans une redingote noire de charpentier en bois; une chaîne d'or à coulants, passée autour du cou, se perdait, en serpentant, dans la poche gonflée d'un vieux gilet; mais ce qui interloqua Durtal ce fut quand Gévingey exhiba ses mains qu'il mit complaisamment en évidence, dès qu'il se fut assis, sur ses deux genoux.
Elles étaient boudinées, énormes, tiquetées de points orange, terminées par des ongles laiteux et coupés ras; elles étaient couvertes d'énormes bagues dont les chatons tenaient toute une phalange.
Au regard de Durtal, qui fixait ces doigts, il sourit:
– vous examinez, monsieur, ces bijoux de prix. Ils sont formés par trois métaux, l'or, le platine et l'argent. Cette bague-ci porte un scorpion, le signe sous lequel je suis né; celle-là, avec ses deux triangles accouplés, l'un, la tête en haut et l'autre, la pointe en bas, reproduit l'image du macrocosme, du sceau de Salomon, du grand pantacle; quant à cette petite que vous voyez, poursuivit-il, en montrant une bague de femme enchassée d'un minime saphir entre deux roses, c'est un souvenir qui me fut offert par une personne dont je voulus bien tirer l'horoscope.
– ah! Fit Durtal, un peu étonné par cette suffisance.
– le dîner est prêt, dit la femme du sonneur. Des Hermies, débarrassé de son tablier, pincé dans ses vêtements de cheviotte, moins pâle, coloré aux joues par le feu du fourneau, avança les chaises.
Carhaix servit le potage et chacun se tut, prenant sur le bord de l'assiette, des cuillerées moins chaudes; puis la femme apporta à Des Hermies, pour qu'il pût le découper, le fameux gigot.
Il était d'un rouge magnifique, coulait en de larges gouttes, sous la lame. Tout le monde s'extasia lorsqu'on eut goûté cette robuste viande qu'aromatisait une purée de navets fondus, qu'édulcorait une sauce blanche aux câpres.
Des Hermies s'inclina sous l'averse des compliments. Carhaix emplissait les verres et, un peu gêné par Gévingey, il le comblait d'attentions, pour lui faire oublier leur ancienne brouille.
Des Hermies l'aida et voulant être aussi utile à Durtal, il amena la conversation sur les horoscopes.
Alors Gévingey put officier. De son ton satisfait, il parla de ses immenses travaux, des six mois de calculs qu'exigeait un horoscope, de la surprise des gens lorsqu'il déclarait qu'une oeuvre pareille n'était pas payée par le prix qu'il en réclamait, par cinq cents francs. Je ne puis cependant donner ma science pour rien, conclut-il.
– mais, aujourd'hui l'on doute de l'astrologie qui fut révérée dans l'antiquité, reprit-il, après un silence. Au moyen age également, elle fut quasi sainte. Voyez, au reste, messieurs, le portail de Notre-dame de Paris; les trois portes que les archéologues qui ne sont point initiés à la symbolique chrétienne et occulte, désignent sous le nom de porte du jugement, de porte de la Vierge, de porte de Sainte-anne ou de Saint-marcel, représentent en réalité, la mystique, l'astrologie et l'alchimie, les trois grandes sciences du moyen age. Aujourd'hui on trouve des gens qui disent: êtes-vous bien sûr que les astres aient une influence sur la destinée de l'homme? -mais, messieurs, sans entrer ici dans des détails réservés aux adeptes, en quoi cette influence spirituelle est-elle plus étrange que l'influence corporelle que certaines planètes, telles que la lune, par exemple, exercent sur les organes de la femme et de l'homme?
Vous qui êtes médecin, Monsieur Des Hermies, vous n'ignorez pas qu'à la Jamaïque, les Drs Gillespin et Jakson, que dans les Indes Orientales, le Dr Balfour ont constaté l'influence des constellations sur la santé humaine. A chaque changement de lune, le nombre des malades augmente: les accès aigus de fièvre concordent avec les phases de notre satellite.
Enfin les lunatiques existent; assurez-vous dans les campagnes à quelles époques les fous divaguent! -mais à quoi cela sert-il de vouloir convaincre les incrédules? Ajouta-t-il, d'un air accablé, en contemplant ses bagues.