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La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin, près de la rivière de la Sèvre, un tuyau d'usine, restait en parfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Ce château se décelait immense, enfermait dans son enceinte encore tracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en le misérable jardin d'un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, des plants de carottes appauvries et de navets étiques, s'étendaient le long de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dans des cliquetis de charges, où des processions s'étaient déroulées dans la fumée des encens et le chant des psaumes.

Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes, revenues à l'état sauvage, ne comprenaient plus le sens des mots, ne s'éveillaient qu'à la vue d'une pièce d'argent qu'elles saisissaient en tendant des clefs.

L'on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller les ruines, rêver, en fumant, à l'aise.

Malheureusement, certaines parties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, du côté de Tiffauges, par un vaste fossé au fond duquel avaient poussé de puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cime de leurs feuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pour gagner, de l'autre côté, un porche qu'aucun pont-levis ne joignait plus.

Mais on accédait aisément à une autre partie qui ourlait la Sèvre; là, les ailes du château escaladé par des viornes aux houppes blanches et par des lierres étaient intactes. Spongieuses, sèches comme des pierres ponce, des tours, argentées par des lichens et dorées par les mousses, se dressaient entières jusqu'à leurs collerettes de créneaux dont les débris s'usaient, peu à peu, dans les nuits de vent.

Au dedans, les salles se succédaient, tristes et glacées, taillées dans le granit, surmontées de voûtes en arceaux, pareilles à des fonds de barques; puis, par des escaliers en vrille, l'on montait et l'on descendait dans des chambres semblables que reliaient des couloirs de cave, creusés de réduits aux usages inconnus et de profondes niches.

Dans le bas, ces corridors si étroits que l'on n'y pouvait cheminer à deux de front, descendaient en pente douce, se bifurquaient en des fouillis d'allées jusqu'à de véritables cachots dont le grain des murs scintillait aux lueurs des lanternes, comme des micas d'acier, pétillaient comme des points de sucre. Dans les cellules du haut, dans les geôles du bas, l'on trébuchait sur des vagues de terre dure, que trouait, tantôt au milieu, tantôt dans un coin, une bouche descellée d'oubliette ou de puits.

Au sommet enfin de l'une des tours, de celle qui s'élevait, en entrant, à gauche, il existait une galerie plafonnée qui tournait en même temps qu'un banc circulaire taillé dans le roc; là, se tenaient sans doute les hommes d'armes qui tiraient sur les assaillants par de larges meurtrières bizarrement ouvertes, au-dessous d'eux, sous leurs jambes. Dans cette galerie, la voix, même la plus basse, suivait le circuit des murs et s'entendait d'un bout du cercle à l'autre.

En somme, l'extérieur du château révélait une place forte bâtie pour soutenir de longs sièges; et l'intérieur, maintenant dénudé, évoquait l'idée d'une prison où les chairs, affouillées par l'eau, devaient pourrir en quelques mois. L'on éprouvait, une fois revenu dans le potager, à l'air, une sensation de bien-être, d'allégement, mais l'angoisse vous reprenait si, traversant la ligne des choux, l'on atteignait les ruines isolées de la chapelle et si l'on pénétrait, en dessous, par une porte de cave, dans une crypte.

Celle-là datait du onzième siècle. Petite, trapue, elle élançait sous une voûte en cintre des colonnes massives à chapiteaux sculptés de losanges et de crosses adossées d'évêques. La pierre de l'autel subsistait encore. Un jour saumâtre, qui semblait tamisé par des lames de corne, coulait des ouvertures, éclairait à peine les ténèbres des murs, la suie comprimée du sol encore troué d'un regard d'oubliette ou d'un rond de puits.

Après le dîner, le soir, souvent il était monté sur la côte et avait suivi les murs craquelés des ruines. Par les nuits claires, une partie du château se rejetait dans l'ombre et une autre s'avançait, au contraire, gouachée d'argent et de bleu, comme frottée de lueurs mercurielles, au-dessus de la Sèvre dans les eaux de laquelle sautaient, ainsi que des dos de poissons, des gouttes rebondies de lune.

Le silence était accablant; dès neuf heures, plus un chien et plus une âme. Il rentrait dans la pauvre chambre de l'auberge où une vieille femme en noir, coiffée, de même qu'au Moyen Age, d'une cornette, l'attendait auprès d'une chandelle, afin de verrouiller, dès sa rentrée, la porte.

Tout cela, se disait Durtal, c'est le squelette d'un donjon mort; il conviendrait pour le ranimer de reconstituer maintenant les opulentes chairs qui se tendirent sur ces os de grès.

Les documents sont précis; cette carcasse de pierre était magnifiquement vêtue et, afin de remettre Gilles en son milieu, il fallait rappeler toute la somptuosité de l'ameublement au quinzième siècle.

Il fallait revêtir ces murs de lambris en bois d'Irlande ou de ces tapisseries de haute lice, d'or et de fil d'Arras, si recherchées à cette époque. Il fallait paver l'encre dure du sol de briques vertes et jaunes ou de blanches et noires dalles; il fallait peindre la voûte, l'étoiler d'or ou la semer d'arbalètes, sur champ d'azur, y faire éclater l'écu d'or à la croix de sable du Maréchal!

Et les meubles se disposaient d'eux-mêmes dans les pièces où Gilles et ses amis couchaient; çà et là, des sièges seigneuriaux à dosserets, des escabelles et des chaires; contre les cloisons, des dressoirs en bois sculpté, représentant, en bas-relief, sur leurs panneaux, l'Annonciation et l'Adoration des Mages abritant sous le dais de leur dentelle brune, les statues peintes et dorées de Sainte Anne, de Sainte Marguerite, de Sainte Catherine si souvent reproduites par les huchiers du Moyen Age. Il fallait installer des coffres couverts de cuir de truies, cloutés et ferrés, pour les linges de relais et les tuniques, puis des bahuts à pentures de métal, plaqués de peaux ou de toiles marouflées sur lesquelles des anges blonds se détachaient, repoussés par des fonds orfévris de vieux missels. Il fallait enfin ériger sur des marches tapissées les lits, les vêtir de leurs linceux de toiles, de leurs oreillers aux taies fendues et parfumées, de leurs courtepointes, les surmonter de ciels tendus sur châssis, les entourer de courtines brodées d'armoiries ou mouchetées d'astres.

Tout était à reconstituer aussi dans les autres pièces qui ne gardaient plus que leurs murs et de hautes cheminées à hottes, des âtres spacieux, sans landiers, encore calcinés par d'anciens feux; il fallait s'imaginer aussi les salles à manger, ces repas terribles que Gilles déplora, pendant que l'on instruisait son procès à Nantes. Il avouait avec larmes avoir attisé par la braise des mets la furie de ses sens; et, ces menus qu'il réprouvait, l'on peut aisément les rétablir; à table avec Eustache Blanchet, Prélati, Gilles De Sillé, tous ses fidèles, dans la haute salle où sur des crédences posaient les plats, les aiguières pleines d'eau de nèfle, de rose, de mélilot, pour l'ablution des mains, Gilles mangeait des pâtés de boeuf et des pâtés de saumon et de brême, des rosés de lapereaux et d'oiselets, des bourrées à la sauce chaude, des tourtes pisaines, des hérons, des cigognes, des grues, des paons, des butors et des cygnes rôtis, des venaisons au verjus, des lamproies de Nantes, des salades de brione, de houblon, de barbe de judas et de mauve, des plats véhéments, assaisonnés à la marjolaine et au macis, à la coriandre et à la sauge, à la pivoine et au romarin, au basilic et à l'hysope, à la graine de paradis et au gingembre, des plats parfumés, acides, talonnant dans l'estomac, comme des éperons à boire, les lourdes pâtisseries, les tartes à la fleur de sureau et aux raves, les riz au lait de noisette, saupoudrés de cinnamome, des étouffoirs, qui nécessitaient les copieuses rasades des bières et des jus fermentés de mûres, des vins secs ou tannés et cuits, des capiteux hypocras, chargés de cannelle, d'amandes et de musc, des liqueurs enragées, tiquetées de parcelles d'or, des boissons affolantes qui fouettaient la luxure des propos et faisaient piaffer les convives, à la fin des repas, dans ce donjon sans châtelaines, en de monstrueux rêves!

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