– Que dites-vous, Monsieur!… Nous ne sommes pas des vendeurs du Christ!… Pourquoi nous offensez-vous. Monsieur? Vous devriez avoir honte… Est-ce que moi ou ma femme vous avons fait quelque tort… Excusez…
– Mais, cependant, mon ami, c’est étrange… Il a loué une chambre chez vous… Ne sentez-vous pas que, par votre refus, vous l’offensez, intervint Iaroslav Ilitch, croyant de son devoir de montrer à Mourine l’étrangeté et l’indélicatesse de son acte.
– Mais, excusez, Monsieur… Que dites-vous, Monsieur… Est-ce que nous sommes fautifs envers vous? Nous avons tout fait pour vous être agréables… Je vous en prie, Monsieur… Quoi? Est-ce que nous sommes des infidèles?… Qu’il vive, partage notre nourriture de paysans, à sa santé! Nous n’eussions rien dit… pas un mot… Mais le diable s’en est mêlé!… Moi, je suis malade, ma femme aussi est malade… Que faire? Nous serions très heureux… de tout notre cœur… Mais nous prierons Dieu pour vous, moi et ma femme!
De nouveau Mourine salua très bas. Une larme parut dans les yeux de Iaroslav Ilitch. Il regarda Ordynov avec enthousiasme.
– Quel noble trait de caractère! Quelle sainte hospitalité garde le peuple russe!
Ordynov toisa étrangement Iaroslav Ilitch, de haut en bas.
– Et moi, Monsieur… c’est cela, précisément, l’hospitalité, dit Mourine. Savez-vous: je pense maintenant que vous feriez bien de rester chez nous encore un jour, dit-il à Ordynov. Je n’aurais rien contre cela… Mais ma femme est malade. Ah! si je n’avais pas ma femme! Si j’étais seul! Comme je vous aurais soigné! Je vous aurais guéri! Je connais des remèdes… Vraiment, peut-être resterez-vous quand même un jour de plus chez nous…
– En effet, n’y aurait-il pas un remède quelconque? commença Iaroslav Ilitch. Mais il n’acheva pas.
Ordynov, furieux, étonné, regardait Iaroslav Ilitch des pieds à la tête… Sans doute c’était l’homme le plus honnête et le plus noble, mais, maintenant, il comprenait tout. Il faut avouer que sa situation était difficile. Il voulait, comme on dit, éclater de rire. En tête à tête avec Ordynov – deux amis pareils – sans doute, Iaroslav Ilitch n’y eût pu tenir et aurait été pris d’un accès de gaîté immodéré. En tout cas c’eût été fait noblement, et, le rire éteint, il aurait serré cordialement la main d’Ordynov. Il se serait efforcé de le convaincre sincèrement que le respect qu’il a pour lui en est augmenté et, qu’en tout cas, il l’excuse; car, somme toute, c’est la jeunesse… Mais, vu sa délicatesse, il se trouvait maintenant dans une situation très embarrassante: il ne savait où se mettre.
– Le remède? dit Mourine, dont tout le visage s’anima à la question de Iaroslav Ilitch. Moi, Monsieur, dans ma sottise de paysan, voici ce que je dirai, continua-t-il en s’avançant d’un pas. Vous lisez trop de livres, Monsieur. Je dirai que vous êtes devenu trop intelligent. Comme on dit chez nous: paysans, votre esprit a dépassé la raison…
– Assez! interrompit sévèrement Iaroslav Ilitch.
– Je m’en vais, dit Ordynov. Je vous remercie, Iaroslav Ilitch. Je viendrai vous voir sans faute, promit-il en réponse à l’invitation de Iaroslav Ilitch, qui ne pouvait le retenir davantage. Adieu, adieu!
– Adieu, Votre Seigneurie! Adieu, Monsieur!… Ne m’oubliez pas… Venez quelquefois nous voir…
Ordynov n’en écouta pas davantage. Il sortit comme un fou.
Il n’en pouvait plus. Il était comme mort. Sa conscience se figeait. Il sentait sourdement que le mal l’étouffait. Mais un désespoir glacial envahissait son âme, et il ne ressentait plus qu’une douleur sourde qui l’étouffait et lui déchirait la poitrine. À ce moment il eût voulu mourir. Ses jambes fléchissaient sous lui, et il s’assit près d’une palissade sans faire attention, ni aux gens qui passaient, ni à la foule qui commençait à faire cercle autour de lui, ni aux appels et aux questions de ceux qui l’entouraient. Mais soudain, parmi les voix, Ordynov perçut celle de Mourine. Il leva la tête. Le vieux, avec peine, s’était frayé un chemin jusqu’à lui. Son visage pâle était grave et pensif. Ce n’était déjà plus l’homme qui se moquait grossièrement de lui chez Iaroslav Ilitch. Ordynov se leva. Mourine le prit sous le bras et le fit sortir de la foule…
– Tu as besoin de prendre tes effets, dit-il en regardant de côté Ordynov. Ne t’attriste pas, Monsieur, s’écria-t-il ensuite… Tu es jeune, il ne faut pas désespérer…
Ordynov ne répondit pas.
– Tu es offensé, Monsieur? Tu es évidemment très fâché… Mais tu as tort… Chacun doit garder son bien…
– Je ne vous connais pas, dit Ordynov, et je ne veux pas connaître vos secrets… Mais elle, elle!… prononça-t-il, et des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya avec sa main. Son geste, son regard, le tremblement de ses lèvres bleuies, tout faisait pressentir en lui la folie.
– Je te l’ai dit, répondit Mourine en fronçant les sourcils. Elle est folle… Pourquoi et comment est-elle devenue folle, tu n’as nul besoin de le savoir… Seulement, telle qu’elle est, elle est à moi. Je l’aime plus que ma vie et ne la donnerai à personne. Comprends-tu maintenant?
Une flamme brilla pour un moment dans les yeux d’Ordynov.
– Mais pourquoi, moi… pourquoi suis-je comme si j’avais perdu la vie? Pourquoi mon cœur souffre-t-il? Pourquoi ai-je connu Catherine?
– Pourquoi? Mourine sourit et devint pensif. Pourquoi, je ne le sais pas, prononça-t-il enfin. Les femmes, ce n’est pas l’abîme de la mer… On peut finir par les comprendre… Mais elles sont rusées. C’est vrai, Monsieur, qu’elle a voulu me quitter pour aller avec vous, continua-t-il pensif. Elle en avait assez du vieux… Elle a pris de lui tout ce qu’elle a pu prendre!… Vous lui avez plu beaucoup tout de suite. Mais, vous ou un autre… Moi, je ne la contredis en rien… Si elle m’avait demandé du lait d’oiseau, je lui en aurais procuré… J’aurais fabriqué moi-même un oiseau donnant du lait, s’il n’en existe pas de pareil… Elle est vaniteuse, elle rêve de liberté, mais elle ne sait pas elle-même de quoi son cœur souffre… Il vaut mieux que les choses restent ce qu’elles sont… Hé! Monsieur, tu es trop jeune! Ton cœur est encore chaud… Écoute, Monsieur, un homme faible ne peut pas seul se retenir! Donne-lui tout, il viendra de lui-même et rendra tout, même si tu lui donnes la moitié de l’univers. Donne la liberté à un homme faible, il la ligotera lui-même et te la rapportera. Pour un cœur naïf la liberté ne vaut rien… On ne peut pas vivre avec un caractère pareil… Je te dis tout cela parce que tu es très jeune… Qu’es-tu pour moi? Tu es venu, tu es parti… Toi ou un autre, c’est la même chose. Je savais depuis le commencement ce qui arriverait. Mais il ne faut pas contredire… On ne doit faire aucune objection si l’on veut garder son bonheur… Tu sais, Monsieur, on dit seulement, comme ça, que tout arrive, continuait à philosopher Mourine. Quand on est fâché on saisit un couteau, ou même on s’élance, les mains vides, et l’on tâche de déchirer la gorge de son ennemi… Mais qu’on te mette ce couteau dans la main, et que ton ennemi découvre sa poitrine devant toi, alors, tu recules…
Ils entrèrent dans la cour. De loin, le Tatar aperçut Mourine et ôta devant lui son bonnet. Il fixait un regard malicieux sur Ordynov.