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– Quoi! La mère est-elle à la maison? s’écria Mourine.

– À la maison.

– Dis-lui d’aider à transporter ses effets… Et toi aussi donne un coup de main!

Ils montèrent l’escalier. La vieille qui servait chez Mourine et qui était, en effet la mère du portier, rassembla les objets du locataire et en fit un grand paquet.

– Attends, je vais t’apporter encore quelque chose qui t’appartient et qui est resté là-bas.

Mourine alla chez lui. Une minute après il revenait et tendait à Ordynov un coussin brodé, celui-là même que Catherine lui avait donné quand il était malade.

– C’est elle qui te l’envoie, dit Mourine. Et maintenant, va-t’en, et prends garde de ne pas revenir ici, ajouta-t-il à mi-voix; autrement ça irait mal…

On voyait que Mourine n’avait pas l’intention d’offenser son locataire, mais quand il jeta sur lui un dernier regard, malgré lui, une expression de colère et de mépris se peignit sur son visage. Il referma la porte, presque avec dégoût, derrière Ordynov.

Deux heures plus tard, Ordynov s’installait chez l’Allemand Spies. Tinichen poussa un «Ah!» en le voyant. Aussitôt elle s’informa de sa santé et ayant appris de quoi il s’agissait, immédiatement elle s’employa à le soigner.

Le vieil Allemand montra avec orgueil à son locataire qu’il se disposait précisément à aller remettre l’écriteau sur la porte cochère, car c’était juste aujourd’hui qu’expirait le délai de la location payée d’avance. Le vieux ne laissait jamais échapper l’occasion de vanter l’exactitude et la probité germaniques.

Le même jour Ordynov tomba malade. Il ne quitta le lit qu’au bout de trois mois.

Peu à peu il revint à la santé et commença à sortir. La vie, chez l’Allemand, était monotone et tranquille. L’Allemand n’avait pas un caractère difficile. La jolie Tinichen était tout ce qu’on désirait qu’elle fût. Mais, pour Ordynov, la vie semblait avoir perdu à jamais sa couleur! Il devenait rêveur, irritable, sa sensibilité était maladive et, imperceptiblement, une hypocondrie très sérieuse, maligne, prenait possession de lui.

Pendant des semaines entières il n’ouvrait pas ses livres. L’avenir lui paraissait sombre. Ses ressources touchaient à la fin, et il ne faisait rien, ne se préoccupait pas du lendemain. Parfois, son ardeur ancienne pour la science, sa fièvre d’autrefois, les images du passé créées par lui, réapparaissaient, mais ne faisaient qu’étouffer son énergie. La pensée ne se transformait pas en action. La création s’arrêtait. Il semblait que toutes ces images prenaient exprès des proportions gigantesques, dans ses rêves, pour railler l’impuissance de leur propre créateur. Aux heures de tristesse, involontairement il se comparait à ce disciple du sorcier qui, ayant volé la parole magique de son Maître, ordonne au balai d’apporter de l’eau et s’y noie, parce qu’il a oublié comment dire: assez.

Peut-être une idée originale, entière, s’éveillerait-elle en lui; peut-être deviendrait-il un des maîtres de la science! Jadis, du moins, il croyait; la foi sincère, c’est déjà le gage de l’avenir. Mais, maintenant, il lui arrivait de se moquer de soi-même, de sa confiance aveugle, et il n’avançait pas.

Six mois auparavant, il avait créé et jeté sur le papier l’esquisse d’une œuvre sur laquelle il fondait des espérances sans bornes. Cet ouvrage se rapportait à l’histoire de l’Église, et les conclusions les plus hardies étaient sorties de sa plume. Maintenant, il vient de relire ce plan; il y réfléchit, le modifie, l’étudie, cherche et, enfin, le rejette sans rien construire sur les débris. Mais quelque chose de semblable au mysticisme commençait à envahir son âme. Le malheureux sentait ses souffrances et demandait à Dieu sa guérison. La femme de ménage de l’Allemand, une vieille femme russe très pieuse, racontait avec plaisir que leur locataire priait et restait deux heures entières prostré sur le seuil de l’église.

Il ne soufflait mot à personne de ce qui lui était arrivé; mais, par moments, surtout à l’heure du crépuscule, quand le son des cloches lui rappelait sa première rencontre avec elle, la tempête s’élevait dans son âme blessée. Il se rappelait le sentiment jusqu’alors inconnu qui avait agité sa poitrine quand il s’était agenouillé près d’elle, n’écoutant que le battement de son cœur timide, et les larmes d’enthousiasme, de joie, répandues sur le nouvel espoir qui traversait sa vie. Alors la souffrance de l’amour, de nouveau, brûlait dans sa poitrine, alors son cœur souffrait amèrement, passionnément, et il semblait que son amour grandît avec sa tristesse.

Souvent des heures entières, oubliant soi-même et toute sa vie, oubliant tout au monde, il restait à la même place, seul, triste, hochant désespérément la tête et murmurant: «Catherine, ma colombe chérie, ma sœur solitaire!»

Une pensée affreuse commençait à le torturer; elle le poursuivait de plus en plus fréquemment, et, chaque jour, se transformait pour lui en certitude, en réalité. Il lui semblait que la raison de Catherine était intacte, mais que Mourine aussi avait dit vrai en l’appelant cœur faible. Il lui semblait qu’un secret la liait au vieux, mais que Catherine, ignorante du crime, était passée, colombe pure, en son pouvoir. Qui étaient-ils? Il ne le savait pas; mais il voyait qu’une tyrannie profonde, inéluctable pesait sur la malheureuse créature sans défense, et son cœur se troublait et se remplissait d’une indignation impuissante. Il lui semblait qu’on montrait perfidement aux yeux de l’âme, qui a recouvré la vue, sa propre chute, qu’on martyrisait un pauvre cœur «faible», qu’on lui expliquait la vérité à tort et à travers, qu’on le maintenait à dessein dans la cécité quand cela était nécessaire, que l’on flattait astucieusement son cœur impétueux et troublé et que l’on coupait ainsi, peu à peu, les ailes d’une âme aspirant à la liberté mais incapable de révolte ou d’un élan libre vers la vie…

Ordynov devenait de jour en jour plus sauvage, et il faut reconnaître que ses Allemands respectaient sa sauvagerie. Il choisissait de préférence pour ses promenades l’heure du crépuscule et les endroits éloignés et déserts. Par un soir triste, pluvieux, dans une vilaine petite rue, il rencontra Iaroslav Ilitch.

Iaroslav Ilitch avait beaucoup maigri. Ses yeux agréables étaient plus ternes, et toute sa personne portait la marque du désenchantement. Il courait pour une affaire quelconque, ne souffrant pas de retard. Il était tout trempé, tout sale, et une goutte de pluie pendait d’une façon fantastique à son nez, très convenable, mais maintenant tout bleui. De plus, il avait laissé pousser ses favoris.

Les favoris, et aussi l’air de Iaroslav Ilitch de vouloir fuir son vieil ami, frappèrent Ordynov. C’est curieux. Ils blessèrent même son cœur, qui, jusque là, n’avait pas eu besoin de compassion. Enfin l’homme qu’il avait connu autrefois, simple, débonnaire, naïf – disons même, ouvertement, un peu bête, mais sans prétention – lui était plus agréable. Il est désagréable, en revanche, quand un homme bête et que nous avons aimé en raison même, peut-être, de sa bêtise, se met soudain à être intelligent. Oui, c’est vraiment très désagréable! Mais la méfiance avec laquelle il avait d’abord regardé Ordynov s’effaça aussitôt, et il engagea très amicalement la conversation. Il commença par dire qu’il avait beaucoup à faire, ensuite qu’il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus; mais, tout d’un coup, leur conversation, prit une tournure étrange. Iaroslav Ilitch se mit à parler de la fausseté des hommes, en général, de la fragilité des biens de ce monde, de la vanité des vanités. Avec une indifférence marquée, il parla de Pouchkine, et de certains bons amis communs, avec aigreur. Enfin il fit allusion à la fausseté de ceux qui se disent des amis alors que la véritable amitié n’existe pas et n’a jamais existé. En un mot Iaroslav Ilitch était devenu plus intelligent.

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