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Sans se rendre compte comment il y était venu, Ordynov se trouva dans un quartier très éloigné du centre de Pétersbourg. Après un dîner très sommaire dans un petit débit, il recommença à errer par les rues, traversa des places et arriva ainsi à une sorte de chemin bordé de palissades jaunes et grises. Au lieu de riches constructions c’étaient maintenant de misérables masures et des bâtiments d’usines immenses, monstrueux, rouges, noircis, avec de hautes cheminées. Tout alentour était désert et vide; tout avait l’air sombre et hostile; cela semblait du moins à Ordynov. Le soir venait. Au bout d’une longue ruelle il arriva à la petite place de l’église paroissiale.

Il y entra distraitement. Le service venait de finir. L’église était presque vide. Deux vieilles femmes étaient agenouillées à l’entrée. Un sacristain, petit vieillard à cheveux blancs, éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchant traversaient en un large flot le vitrail étroit de la coupole et éclairaient d’une lumière fulgurante l’un des autels. Mais leur éclat diminuait peu à peu, et plus l’obscurité s’épaississait à l’intérieur du temple, plus merveilleusement brillaient, par endroits, les icônes dorées, éclairées par la lumière vacillante des veilleuses et des cierges.

Saisi d’une profonde angoisse et d’un étrange sentiment d’oppression, Ordynov s’appuya contre la muraille dans le coin le plus sombre de l’église et s’abandonna pour un instant. Il se ressaisit quand les pas sourds, mesurés, de deux visiteurs retentirent sous les voûtes. Il leva les yeux et une curiosité inexprimable s’empara de lui à la vue des nouveaux venus. C’était un vieillard et une jeune femme. Le vieillard était de haute taille, droit et bien conservé, mais très maigre et d’une pâleur maladive. À son extérieur on pouvait le prendre pour un marchand d’une province lointaine. Il portait, déboutonné, un long caftan noir doublé de fourrure, évidemment un habit de fête, en dessous duquel paraissait un autre vêtement très long, soigneusement boutonné du haut en bas. Le cou était négligemment entouré d’un foulard rouge vif. Dans sa main, il tenait un bonnet de fourrure. Une longue et fine barbe grise tombait sur sa poitrine, et, sous des sourcils épais, brillait un regard fiévreux, hautain et profond.

La femme, qui pouvait avoir une vingtaine d’années, était merveilleusement belle. Elle avait une belle pelisse courte, bleue, doublée de fourrure rare. Sa tête était couverte d’un foulard de soie blanche attaché sous le menton. Elle marchait les yeux baissés: une gravité pensive, émanant de toute sa personne, se marquait nettement, tristement, sur le contour délicieux de son visage délicat aux lignes fines, douces et juvéniles.

Il y avait dans ce couple inattendu quelque chose d’étrange.

Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église, s’inclina de tous côtés, bien que l’église fût complètement déserte. Sa compagne fit de même. Ensuite il la prit par le bras et l’amena devant une grande image de la Vierge, sous le vocable de laquelle était l’église, qui brillait près de l’autel dans l’éclat aveuglant des feux que reflétait son cadre d’or serti de pierres précieuses.

Le sacristain, qui restait seul dans l’église, salua le vieillard avec respect. Celui-ci lui répondit d’un signe de tête. La femme tomba à genoux devant l’icône. Le vieillard prit l’extrémité du voile attaché à l’icône et lui en couvrit la tête. Un sanglot sourd éclata dans l’église.

Ordynov était frappé de la solennité de toute cette scène, et impatient d’en voir la fin. Deux minutes après, la femme releva la tête, et la lumière vive du lampadaire éclaira de nouveau son charmant visage. Ordynov tressaillit et fit un pas en avant. Déjà elle tendait sa main au vieillard et tous deux sortirent lentement de l’église. Des larmes brillaient dans les yeux de la jeune femme, des yeux bleus profonds, avec de longs cils qui se détachaient sur la blancheur de son visage et ombraient ses joues pâles. Un sourire éclairait ses lèvres, mais le visage portait la trace d’une terreur mystérieuse et enfantine. Elle se serrait timidement contre le vieillard et on voyait qu’elle tremblait toute d’émotion.

Frappé, fouetté par un sentiment inconnu, joyeux et tenace, Ordynov les suivit rapidement et, sur le parvis de l’église, leur coupa le chemin. Le vieillard le regarda d’un air hostile et sévère. Elle aussi jeta un regard sur lui, mais sans curiosité, distraitement, comme si une autre pensée lointaine l’absorbait.

Ordynov les suivit sans même s’en rendre compte. Il faisait déjà nuit. Le vieillard et la jeune femme entrèrent dans une grande rue large, sale, pleine de petites boutiques diverses, de dépôts de farine, d’auberges, et qui menait tout droit hors de la ville. Dans cette rue, ils prirent une longue ruelle étroite, fermée de chaque côté par des palissades et que terminait l’énorme mur noirci d’une grande maison de quatre étages, dont l’autre issue donnait sur une grande rue populeuse. Ils étaient déjà près de la maison quand le vieillard, soudain, se retourna et jeta un regard impatient sur Ordynov. Le jeune homme s’arrêta net, surpris lui-même de sa conduite. Le vieillard se retourna pour la seconde fois, comme pour s’assurer si la menace avait produit son effet. Ensuite ils entrèrent tous deux, lui et la jeune femme, dans la cour de la maison.

Ordynov revint sur ses pas pour rentrer chez lui. Il était de fort mauvaise humeur. Il s’en voulait d’avoir perdu ainsi toute une journée, de s’être fatigué sans raison et surtout d’avoir commis la sottise de prendre pour une sorte d’aventure un incident plus que banal.

Quelque dépit qu’il ait eu, le matin, de sa sauvagerie, toutefois son instinct le portait à fuir tout ce qui pouvait le distraire, le détourner, l’arracher de son monde intérieur, artistique. Maintenant, avec une certaine tristesse, un certain regret, il pensait à son coin tranquille; puis il ressentit de l’angoisse ainsi que le souci d’une situation indécise, des démarches à faire, et, en même temps, il était irrité qu’une pareille misère pût l’occuper. Enfin, fatigué, incapable de lier deux idées, il arriva, très tard déjà, à son logis. Avec étonnement, il remarqua qu’il avait failli passer devant sa maison sans la reconnaître. Machinalement, en hochant la tête pour sa distraction qu’il attribuait à la fatigue, il monta l’escalier jusqu’à sa chambre, sous les toits. Il alluma une bougie. Une minute après, l’image de la femme sanglotant surgit, là, devant lui. Cette impression était si obsédante, si forte, son cœur lui retraçait avec un tel amour les traits doux et calmes de son visage empreint d’un attendrissement mystérieux et d’effroi, mouillé de larmes d’enthousiasme ou de repentir enfantins, que ses yeux se voilèrent, et il lui sembla que dans toutes ses veines coulait du feu. Mais la vision s’effaça vite. Après la surexcitation la réflexion vint, ensuite le dépit, puis une sorte de colère; après quoi, épuisé de fatigue, sans se dévêtir, il s’enveloppa dans ses couvertures et se jeta sur son lit…

Ordynov s’éveilla assez tard dans la matinée; il se sentait irrité, déprimé. Il s’habilla à la hâte en s’efforçant de penser à ses soucis quotidiens, et, une fois dehors, dirigea ses pas du côté opposé au chemin suivi la veille. Enfin il trouva une chambre, quelque part dans le logement d’un pauvre Allemand, nommé Spies, qui vivait là avec sa fille, Tinichen. Spies, après avoir reçu les arrhes, alla aussitôt décrocher l’écriteau suspendu à la porte cochère. Il avait loué à Ordynov surtout à cause de l’amour de celui-ci pour la science, car lui-même projetait de se mettre à l’étude très sérieusement. Ordynov prévint qu’il s’installerait le soir même. Il reprit le chemin de sa demeure, mais, réflexion faite, soudain, se dirigea du côté opposé. Le courage lui revenait; il sourit même en pensant à sa curiosité. Dans son impatience, le chemin lui semblait extrêmement long. Enfin il arriva à l’église où il était entré la veille au soir. On chantait la messe. Il choisit un endroit d’où il pouvait voir presque tous les fidèles. Mais ceux qu’il cherchait n’étaient pas là. Après une longue attente il sortit, tout rougissant. S’entêtant à réprimer un sentiment qui l’envahissait malgré lui, il essayait de toutes ses forces de changer le cours de ses pensées. Ramené aux choses courantes de la vie, il s’avisa qu’il était temps de dîner, et, croyant en effet ressentir la faim, il entra dans le même débit où il avait mangé la veille. Il ne se souvenait pas, par la suite, comment il l’avait quitté.

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