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DEUXIÈME PARTIE.

I.

– Qu’y a-t-il? Qu’as-tu? demandait Ordynov tout à fait éveillé et la tenant encore fortement serrée dans ses bras brûlants. Qu’as-tu, Catherine? Qu’as-tu, mon amour?

Elle sanglotait doucement, les yeux baissés, et cachait son visage en feu sur la poitrine du jeune homme. Elle resta ainsi longtemps, sans pouvoir parler, tremblant toute comme si elle avait peur.

– Je ne sais pas… Je ne sais pas, prononça-t-elle enfin, d’une voix presque imperceptible. Elle suffoquait et à peine pouvait articuler ses paroles. Je ne me rappelle pas comment je suis venue ici, chez toi. Elle se serra encore plus fortement contre lui et, comme mue par un sentiment irrésistible, elle lui baisa les épaules, les bras, la poitrine, et enfin, dans un mouvement de désespoir, cacha son visage dans ses mains et baissa la tête sur ses genoux.

Quand Ordynov, angoissé, parvint à la faire se relever et l’eût fait asseoir près de lui, son visage brûlait de honte, ses yeux imploraient le pardon, et le sourire qui paraissait sur ses lèvres faiblement s’efforçait de vaincre la force irrésistible de la nouvelle impression. Elle paraissait de nouveau effrayée de quelque chose: méfiante elle le repoussait de la main, le regardait à peine et, la tête baissée, dans un chuchotement craintif, elle répondait à ses questions par mots entrecoupés.

– Tu as eu peut-être dans ton sommeil quelque cauchemar? demanda Ordynov, ou quelque vision terrible, dis? Il t’a peut-être effrayée?… Il délire, il n’a pas sa raison… Peut-être a-t-il prononcé des choses que tu ne devais pas entendre?… A-t-il dit quelque chose? Oui?

– Non, je n’ai pas dormi, répondit Catherine domptant avec effort son émotion. Le sommeil ne venait pas. Lui s’est tu tout le temps… Il ne m’a appelée qu’une seule fois. Je me suis approchée de lui, je l’ai appelé, lui ai parlé; il ne m’entendait pas. Il est très mal. Que Dieu lui vienne en aide! Alors l’angoisse m’a saisie au cœur, une angoisse épouvantable. J’ai prié tout le temps, prié sans cesse et voilà, ça m’a prise…

– Assez, Catherine, assez, ma vie, assez… C’est hier que tu as eu peur…

– Non, je n’ai pas eu peur hier.

– Est-ce que cela arrive parfois?

– Oui, cela arrive.

Elle tremblait toute et, de nouveau effrayée, se serrait contre lui comme un enfant.

– Vois-tu, dit-elle, retenant ses sanglots, ce n’est pas sans raison que je suis venue chez toi. Ce n’est pas sans raison qu’il m’était pénible de rester seule, répéta-t-elle en lui serrant la main avec reconnaissance. Assez, assez versé de larmes sur le malheur d’autrui! Garde-les pour le jour pénible où tu seras seul à souffrir, où il n’y aura personne avec toi. Écoute… Est-ce que tu as déjà aimé?

– Non… avant toi, je n’ai pas aimé…

– Avant moi? Et tu m’appelles ton amour?

Elle le regarda soudain avec étonnement; elle voulait dire quelque chose, mais se tut et baissa les yeux. Puis, tout à coup, son visage devint rouge et à travers les larmes encore chaudes, oubliées sur ses cils, ses yeux brillèrent. On voyait qu’une question agitait ses lèvres. Elle le regarda deux fois, d’un air rusé, et ensuite, brusquement, elle baissa de nouveau les yeux.

– Non, je ne puis pas être ton premier amour, dit-elle. Non, non, répéta-t-elle en hochant la tête pensivement, tandis qu’un sourire éclairait de nouveau son visage. Non! fit-elle enfin en éclatant de rire. Ce n’est pas moi qui puis être ton amour…

Alors elle le regarda, mais tant de tristesse se reflétait soudain sur son visage, une angoisse si désespérée se peignait sur tous ses traits, qu’Ordynov fut saisi d’un sentiment de pitié incompréhensible, maladif, de compassion pour un malheur inconnu et, avec une souffrance indicible, il la regarda.

– Écoute ce que je vais te dire, prononça-t-elle d’une voix qui allait au cœur, en serrant dans ses mains les mains d’Ordynov et s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Écoute-moi bien; écoute, ma joie! Domine ton cœur et cesse de m’aimer comme tu m’aimes maintenant; ce sera mieux pour toi, et ton cœur deviendra plus léger et plus joyeux et tu te garderas d’une ennemie redoutable et tu acquerras une sœur aimante. Je viendrai chez toi si tu le veux. Je te caresserai et je n’aurai pas honte de demeurer près de toi. Je suis restée avec toi deux jours, quand tu as été gravement malade! Reconnais en moi ta sœur! Ce n’est pas en vain que j’ai prié ardemment la Vierge pour toi! Tu ne trouveras pas une autre sœur pareille. Tu peux parcourir tout l’univers, tu ne trouveras pas un autre amour pareil, si ton cœur demande l’amour. Je t’aimerai de tout mon cœur, comme maintenant, et je t’aimerai parce que ton âme est pure, claire, transparente, parce que, quand je t’ai regardé pour la première fois, j’ai reconnu aussitôt que tu es l’hôte de ma demeure, l’hôte désirable, et que ce n’est pas par hasard que tu es venu chez nous. Je t’aime parce que, pendant que tu regardes, tes yeux aiment et parlent de ton cœur. Et quand ils parlent, alors je sais tout de suite ce que tu penses. C’est pourquoi je veux donner ma vie pour ton amour, ma liberté. Il me serait doux d’être l’esclave de celui que mon cœur a trouvé… Ma vie n’est pas à moi, elle appartient à un autre, et ma liberté est entravée! Mais accepte une sœur, sois mon frère, prends-moi dans ton cœur, quand de nouveau l’angoisse tombera sur moi; fais toi-même que je n’aie pas honte de venir chez toi et de rester assise avec toi une longue nuit. M’as-tu entendue? M’as-tu ouvert ton cœur? Ta raison a-t-elle compris ce que je t’ai dit?…

Elle voulait dire encore autre chose; elle le regarda, posa sa main sur son épaule, et enfin, épuisée, se laissa tomber sur sa poitrine. Sa voix s’arrêta dans des sanglots passionnés; sa poitrine se soulevait fortement, et son visage s’empourprait comme l’occident au soleil couchant.

– Ma vie… murmura Ordynov qui sentait ses yeux se voiler, tandis que sa respiration s’arrêtait. Ma joie… dit-il, ne sachant plus quels mots il prononçait, ne les comprenant pas, et tremblant de la crainte de détruire d’un souffle tout ce qui lui arrivait et qu’il prenait plutôt pour une vision que pour la réalité, tellement tout était obscurci devant lui. Je ne sais pas… je ne te comprends pas… je ne me rappelle pas ce que tu viens de dire, ma raison s’obscurcit, mon cœur souffre… ma reine…

L’émotion étouffa sa voix. Elle se serrait de plus en plus fortement contre lui. Il se leva. Il n’y pouvait plus tenir; brisé, étourdi par l’émotion, il tomba à genoux. Des sanglots enfin s’échappèrent de sa poitrine, et sa voix, qui venait droit du cœur, vibrait comme une corde dans toute l’amplitude de l’enthousiasme et d’un bonheur inconnu.

– Qui es-tu? Qui es-tu, ma chérie? D’où viens-tu, ma colombe? prononça-t-il, en s’efforçant d’étouffer ses sanglots. De quel ciel es-tu descendue? C’est comme un rêve qui m’enveloppe. Je ne puis croire à ta réalité… Ne me fais pas de reproches… Laisse-moi parler, laisse-moi te dire tout, tout! Depuis longtemps je voulais parler… Qui es-tu, qui es-tu, ma joie? Comment as-tu trouvé mon cœur? Dis-moi, y a-t-il longtemps que tu es ma sœur? Raconte-moi tout de toi. Où étais-tu jusqu’à ce jour? Dis-moi comment s’appelait l’endroit où tu as vécu. Qu’as-tu aimé là-bas? De quoi étais-tu heureuse, et qu’est-ce qui te rendait triste? L’air était-il chaud, là-bas? Le ciel était-il pur?… Quels êtres t’étaient chers? Qui t’a aimée avant moi? À qui, là-bas, s’est adressée ton âme pour la première fois? Avais-tu ta mère? Était-ce elle qui te caressait quand tu étais enfant? Ou, comme moi, es-tu restée seule dans la vie? Dis-moi, étais-tu toujours ainsi? À quoi rêvais-tu? À quoi pensais-tu? Lesquels de tes rêves se sont réalisés et quels furent les autres? Dis-moi tout… Pour qui ton cœur de vierge a-t-il battu pour la première fois et à qui l’as-tu donné? Dis-moi ce qu’il me faut donner en échange de ton cœur? Parle, ma chérie, ma lumière, ma sœur! Dis-moi comment je puis mériter ton amour?

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