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– C’est bizarre… Mais maintenant, il ne s’occupe pas de cela?

– C’est interdit de la façon la plus formelle. On cite des cas extraordinaires… Un jeune lieutenant, l’espoir et l’orgueil d’une famille aristocratique, ayant souri en le regardant, il lui dit, très fâché: «Qu’as-tu à rire? Dans trois jours, voilà ce que tu seras.» Et il croisa les bras, représentant par ce geste un cadavre…

– Eh bien?

– Je n’ose le croire, mais on dit que la prédiction s’est réalisée… Il a ce don, Vassili Mihaïlovitch. Vous avez souri à mon récit… Je sais que vous êtes beaucoup plus instruit que moi. Mais moi, j’y crois. Ce n’est pas un charlatan. Pouchkine lui-même parle de quelque chose de semblable dans ses œuvres.

– Hum! Je ne veux pas vous contredire…

– Il me semble que vous m’avez dit qu’il ne vit pas seul?

– Je ne sais pas… Je crois qu’avec lui vit sa fille…

– Sa fille?

– Oui, ou peut-être sa femme. Je sais qu’avec lui vit une femme… Je l’ai vue en passant… Mais je n’ai pas fait attention.

– Hum! C’est bizarre…

Le jeune homme devint pensif. Iaroslav Ilitch s’attendrit. Il était touché d’avoir vu un vieil ami, et d’avoir raconté assez joliment quelque chose d’intéressant. Il restait assis, sans quitter des yeux Vassili Mihaïlovitch, et fumait sa pipe. Mais, tout d’un coup, il sursauta et en hâte se prépara.

– Une grande heure passée, et moi qui ai oublié!… Cher Vassili Mihaïlovitch, encore une fois je remercie le sort qui nous a réunis, mais il est temps de partir. Permettez-moi d’aller vous rendre visite dans votre docte demeure?

– S’il vous plaît. J’en serai très heureux. J’irai moi-même vous voir, aussitôt que je le pourrai…

– Est-ce possible! Vous m’obligeriez infiniment. Vous ne sauriez croire quel plaisir vous m’avez fait!

Ils sortirent du restaurant, Sergueïev courait déjà à leur rencontre. Très vite, il rapporta à Iaroslav Ilitch que Vilim Emelianovitch passerait tout à l’heure. En effet, sur la Perspective se montrait une paire de magnifiques trotteurs attelés à une très belle voiture; surtout le cheval de volée était remarquable.

Iaroslav Ilitch serra comme dans un étau la main de son meilleur ami, toucha son chapeau et s’élança au-devant la voiture. En route, deux fois, il se retourna et salua de la tête Ordynov.

Ordynov ressentait une telle fatigue, une telle lassitude dans tous ses membres, qu’il avait du mal à se traîner sur ses jambes. À grand’peine il arriva à la maison. Sous la porte cochère il croisa de nouveau le portier, qui avait suivi, sans rien en perdre, ses adieux avec Iaroslav Ilitch et, de loin encore, lui avait fait un signe d’invitation. Mais le jeune homme passa sans s’arrêter. À la porte du logement il se heurta à un individu de petite taille, à cheveux gris, qui, les yeux baissés, sortait de chez Mourine.

– Seigneur Dieu! Pardonnez-moi mes péchés!… chuchotait l’homme, qui bondit de côté avec l’élasticité d’un bouchon.

– Je ne vous ai pas fait mal?

– Non… Je vous remercie… Oh! Seigneur, Seigneur Dieu!…

Le petit homme, en soupirant et marmonnant quelque chose entre ses dents, descendit lentement l’escalier. C’était le propriétaire de la maison que le portier craignait tant. Alors seulement Ordynov se rappela qu’il l’avait vu pour la première fois, ici même, chez Mourine, le jour de son emménagement.

Ordynov se sentait irrité et troublé. Il savait que son imagination, sa sensibilité étaient tendues à l’extrême, et il résolut de ne pas se fier à ses impressions. Peu à peu, il tomba dans une sorte de torpeur. Sa poitrine était oppressée d’un sentiment pénible, angoissant. Son cœur souffrait comme s’il était tout blessé, et son âme était pleine de larmes refoulées, intarissables.

De nouveau, il se jeta sur le lit que Catherine lui avait préparé et, de nouveau il tendit l’oreille. Il entendait deux respirations: l’une, pénible, maladive, entrecoupée; l’autre, douce mais inégale aussi et troublée, comme si, là-bas, la même impulsion, la même passion faisaient battre les cœurs. Il percevait parfois le frôlement de sa robe, le glissement léger de ses pas doux et même le bruit de son pied se répercutait dans son cœur en une souffrance sourde mais agréable. Enfin il crut entendre des sanglots, et puis, de nouveau, une prière. Il savait qu’elle était à genoux devant l’icône, les mains jointes dans quelque désespoir terrible. Qui est-elle? Pour qui prie-t-elle? De quelle passion sans issue son cœur est-il troublé? Pourquoi souffre-t-il tant et s’épanche-t-il en de telles larmes brûlantes et désespérées?

Il se mit à se remémorer ses paroles. Tout ce qu’elle lui avait dit résonnait encore à ses oreilles comme une musique; et son cœur répondait avec amour, par un coup sourd, douloureux, à chaque souvenir, à chacune de ses paroles répétées religieusement… Pour un moment tout ce qu’il avait vu en rêve traversa son esprit; mais tout son cœur tremblait quand renaissait dans son imagination l’impression de son souffle ardent, de ses paroles et de son baiser. Il ferma les yeux et se laissa aller à l’oubli… Quelque part une pendule sonna… Il se faisait tard. La nuit venait.

Tout à coup il lui sembla que, de nouveau, elle se penchait sur lui; qu’elle fixait sur les siens ses yeux merveilleux, mouillés de larmes brillantes, de larmes de joie; ses yeux doux et clairs comme la coupole infinie du ciel à l’heure chaude de midi. Son visage s’éclairait d’un tel calme majestueux, son sourire promettait une telle béatitude, elle s’inclinait sur son épaule avec une telle compassion, qu’un gémissement de bonheur jaillit de sa poitrine affaiblie.

Elle voulait lui parler. Avec tendresse elle lui confiait quelque chose… De nouveau son oreille était frappée d’une musique pénétrante; il respirait avidement l’air chauffé, électrisé par son souffle tout proche. Dans l’angoisse il tendit les mains, soupira et ouvrit les yeux…

Elle était devant lui, penchée sur son visage, toute pâle d’effroi, tout en larmes, toute tremblante d’émotion. Elle lui disait quelque chose, le suppliait en joignant et tordant les mains. Il la prit dans ses bras. Elle restait toute tremblante sur sa poitrine…

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