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Iaroslav Ilitch prenait déjà son chapeau.

– Non, je vous remercie. Je ne me soigne pas… Je n’aime pas les médecins…

– Que dites-vous? Est-ce possible? Mais c’est l’homme le plus habile, reprit Iaroslav Ilitch suppliant. L’autre jour… Mais permettez-moi de vous raconter cela, mon cher Vassili Mihaïlovitch… l’autre jour est venu un pauvre serrurier. «Voilà, dit-il, je me suis piqué le doigt avec un de mes outils; guérissez-moi.» Siméon Paphnoutitch voyant que le malheureux est menacé de la gangrène décide de couper le membre malade. Il l’a fait en ma présence. Et il a fait cela d’une façon si noble… c’est-à-dire si remarquable, que, je vous l’assure, n’était de la pitié pour les souffrances humaines, ce serait très agréable à voir, rien que par curiosité… Mais où et comment êtes-vous tombé malade?…

– En changeant de logement… Je viens de me lever…

– Mais vous êtes encore très faible et vous ne devriez pas sortir… Alors vous n’êtes plus dans votre ancien logement? Mais qu’est-ce qui vous a décidé?

– Ma logeuse a quitté Pétersbourg…

– Domna Savichna! Est-ce possible? Une bonne vieille, vraiment noble! Savez-vous, je ressentais pour elle un respect presque filial. Dans cette vie presque achevée brillait ce quelque chose de sublime du temps de nos aïeux et, en la regardant, on croyait voir revivre devant soi notre vieux passé, avec sa grandeur!… c’est-à-dire… vous comprenez… quelque chose de poétique… termina Iaroslav Ilitch, tout à coup timide et rouge jusqu’aux oreilles.

– Oui, c’était une brave femme.

– Mais permettez-moi de savoir où vous demeurez maintenant?

– Ici, pas loin. Dans la maison de Kochmarov.

– Je le connais… Un vieillard majestueux. J’ose dire que je suis presque son sincère ami… Un noble vieillard.

Les lèvres de Iaroslav Ilitch tremblaient presque de la joie de l’attendrissement. Il demanda un nouveau verre d’eau-de-vie et une pipe.

– Alors vous avez loué un appartement?

– Non, j’ai loué une chambre.

– Chez qui? Je connais peut-être aussi…

– Chez Mourine, un vieillard de haute taille.

– Mourine, Mourine… permettez… C’est celui qui habite dans la cour du fond, au-dessus du fabricant de cercueils?

– Oui, oui…

– Hum! Vous vous y plaisez?

– Mais je viens seulement de m’y installer.

– Hum! je voulais simplement dire… Hum!… D’ailleurs n’avez-vous pas remarqué quelque chose de particulier?

– Vraiment…

– C’est-à-dire… Je suis sûr que vous vous y plairez, si vous êtes content de votre logement… Ce n’est pas ça que je veux dire. Mais, connaissant votre caractère… comment avez-vous trouvé ce vieux bourgeois?…

– Il me fait l’effet d’un homme malade…

– Oui… il est très malade… Mais vous n’avez rien remarqué de particulier? Lui avez-vous parlé?

– Très peu. Il est si peu sociable, si bilieux…

– Hum!… Iaroslav Ilitch réfléchit. C’est un homme très malheureux, dit-il après un court silence.

– Lui?

– Oui, malheureux, et, en même temps, un homme bizarre et… très intéressant. D’ailleurs, s’il ne vous dérange pas… Excusez si j’ai parlé d’un tel sujet… mais j’étais curieux…

– Et, en effet, vous avez excité ma curiosité. Je désirais beaucoup savoir qui il est. En somme, je demeure chez lui…

– Voyez-vous, on dit qu’il a été autrefois très riche. Il était marchand, comme vous l’avez probablement entendu dire. Par suite de diverses circonstances malheureuses il a perdu sa fortune. Dans une tempête, des bateaux qu’il avait, sombrèrent. Son usine confiée, il me semble, à un proche parent très aimé qui la dirigeait, a été détruite dans un incendie, où son parent lui-même trouva la mort. Avouez que ce sont des pertes terribles! Alors on raconte que Mourine est tombé dans l’abattement; on a même craint pour sa raison. Et, en effet, dans une querelle avec un autre marchand, également propriétaire de bateaux sur la Volga, il se montra tout à coup sous un jour étrange, si inattendu, qu’on attribua cette scène à une folie invétérée à laquelle, moi aussi, je suis porté à croire. J’ai entendu raconter quelques-unes de ses bizarreries… Enfin, un beau jour, il advint quelque chose de tellement extraordinaire, qu’on ne peut déjà l’expliquer autrement que par l’influence hostile du destin courroucé…

– Quoi? demanda Ordynov.

– On dit que, dans un accès de folie maladive, il attenta à la vie d’un jeune marchand que, jusqu’alors, il aimait extrêmement. Quand il eut recouvré ses esprits, il fut tellement horrifié de cet acte, qu’il voulut se tuer. C’est du moins ce qu’on raconte. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé après cela, mais il est certain qu’il vécut quelques années sous pénitence… Mais qu’avez-vous, Vassili Mihaïlovitch? Mon simple récit ne vous fatigue-t-il pas?…

– Oh! non, je vous en prie… Vous dites qu’il vivait sous pénitence… Mais il n’est pas seul…

– Je ne sais pas. On dit qu’il était seul… Oui, aucune autre personne n’était mêlée à cette affaire. D’ailleurs, je n’ai rien entendu de ce qui s’est passé après… Je sais seulement…

– Eh bien?…

– Je sais seulement… À vrai dire, je n’ai rien d’extraordinaire à ajouter… Je veux dire seulement que si vous trouvez en lui quelque chose d’étrange, qui sorte du train habituel des choses, cela tient tout simplement aux malheurs qui l’ont assailli l’un après l’autre…

– Oui… Il est pieux, il est même bigot.

– Je ne pense pas, Vassili Mihaïlovitch… Il a tant souffert… Il me semble qu’il est pur de cœur…

– Mais maintenant, il n’est pas fou. Il est bien portant…

– Oh! non, non… Cela je puis m’en porter garant… je puis le jurer… Il est en pleine possession de toutes ses facultés mentales. Il est seulement, comme vous l’avez justement remarqué en passant, très bizarre et… pratiquant… C’est un homme très raisonnable… Il parle bien, hardiment et non sans ruse. On voit encore sur son visage les traces de sa vie orageuse d’autrefois. C’est un homme curieux et qui a lu énormément.

– Il me semble qu’il lit toujours des livres sacrés.

– Oui, c’est un mystique.

– Comment?

– Mystique… Mais je vous le dis en secret… Encore un secret; je vous dirai que, pendant un certain temps, il a été très surveillé… Cet homme avait une terrible influence sur ceux qui venaient chez lui.

– Laquelle?

– Mais, vous ne me croirez pas… Voyez-vous… à cette époque il n’habitait pas encore ce quartier… Alexandre Ignatievitch, un homme très respectable, haut gradé et qui jouissait de l’estime générale, est allé chez lui, par curiosité, avec un certain lieutenant. Ils arrivent chez lui, on les reçoit, et l’homme bizarre commence à les regarder très attentivement, en plein visage. C’était son habitude de regarder très attentivement le visage, s’il consentait à être utile; au cas contraire il renvoyait les visiteurs et, l’on dit même, très impoliment. Il leur demanda: «Que désirez-vous, Messieurs?» – «Mais, votre talent peut vous en instruire», répondit Alexandre Ignatievitch. «Votre don peut vous renseigner sans que nous vous le disions.» – «Entrez avec moi dans l’autre chambre», dit-il, et là, il indiqua précisément celui qui avait besoin de lui. Alexandre Ignatievitch ne racontait pas ce qui lui était arrivé après, mais il sortit de là blanc comme un mouchoir… La même chose est arrivée avec une grande dame de la haute société. Elle aussi est sortie de là, pâle comme une morte, tout en larmes, étonnée de ses prédictions et de son éloquence…

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