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Sa voix s’arrêta de nouveau. Il baissa la tête, mais quand il leva les yeux, l’horreur le glaça; ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

Catherine était assise, pâle comme une morte.

Immobile, elle regardait l’espace; ses lèvres étaient bleuâtres, comme celles d’un cadavre, et ses yeux étaient pleins d’une souffrance muette, terrible. Lentement elle se leva, fit quelques pas, un sanglot aigu jaillit de sa poitrine et elle tomba devant l’icône… Des paroles brèves, incohérentes, s’échappaient de ses lèvres. Elle perdit connaissance. Ordynov, tout bouleversé, la souleva et la déposa sur le lit. Il restait debout devant elle, ne se rappelant rien. Une minute après, elle ouvrit les yeux, s’assit sur le lit, regarda autour d’elle, et saisit la main d’Ordynov. Elle l’attirait vers soi, murmurait quelque chose entre ses lèvres pâles, mais la voix lui manquait. Enfin, ses larmes jaillirent, abondantes, brûlant la main glacée d’Ordynov.

– Que c’est pénible, pénible! Ma dernière heure vient, prononça-t-elle enfin dans une angoisse d’épouvante.

Elle voulait dire encore autre chose mais sa langue ne lui obéissait pas; elle ne pouvait proférer une seule parole. Désespérée, elle regardait Ordynov qui ne la comprenait pas. Il se pencha vers elle, plus près, écoutant… Enfin il lui entendit prononcer nettement ces mots:

– Je suis envoûtée… on m’a envoûtée… On m’a perdue…

Ordynov leva la tête et, avec étonnement, la regarda. Une pensée affreuse traversa son esprit. Catherine vit son visage contracté.

– Oui, on m’a envoûtée, continua-t-elle… Un méchant homme m’a envoûtée, lui. C’est lui mon assassin… Je lui ai vendu mon âme… Pourquoi, pourquoi as-tu parlé de ma mère? Pourquoi as-tu voulu me tourmenter? Que Dieu te juge!

Un moment après, elle pleurait doucement. Le cœur d’Ordynov battait et souffrait d’une angoisse mortelle.

– Il dit, chuchota-t-elle d’une voix contenue, mystérieuse, que quand il mourra il viendra chercher mon âme… Je suis à lui. J’ai vendu mon âme… Il m’a tourmentée… Il a lu dans les livres… Tiens, regarde, regarde son livre! Le voici! Il dit que j’ai commis un péché mortel… Regarde, regarde…

Elle lui montrait un livre. Ordynov n’avait pas remarqué comment il se trouvait là. Machinalement il le prit. C’était un livre, écrit comme les anciens livres des vieux croyants qu’il avait eu l’occasion de voir auparavant. Mais maintenant il ne pouvait regarder, toute son attention concentrée sur autre chose. Le livre tomba de ses mains. Il enlaça doucement Catherine en essayant de la ramener à la raison.

– Assez, assez… On t’a fait peur. Je suis avec toi… Aie confiance en moi, ma chérie, mon amour, ma lumière…

– Tu ne sais rien, rien, dit-elle, en serrant fortement ses mains. Je suis toujours ainsi… J’ai peur de tout… Cesse, cesse, ne me tourmente plus, autrement j’irai chez lui… commença-t-elle un instant après, toute haletante. Souvent il me fait peur avec ses paroles… Parfois il prend un livre, le plus grand, et me fait la lecture… Il lit toujours des choses si sévères, si terribles! Je ne sais ce qu’il lit, je ne comprends pas tous les mots, mais la peur me saisit et quand j’écoute sa voix, c’est comme si ce n’était pas lui qui lisait, mais quelqu’un de méchant qu’on ne peut adoucir. Alors mon cœur devient triste, triste… il brûle… C’est effrayant!…

– Ne va pas chez lui! Pourquoi vas-tu chez lui? dit Ordynov comprenant à peine ses paroles.

– Pourquoi suis-je venue chez toi? Demande-le, je ne le sais moi-même… Et lui me dit tout le temps: «Prie Dieu, prie!» Parfois je me lève dans la nuit sombre et je prie longtemps, des heures entières. Souvent j’ai sommeil, mais la peur me tient éveillée, et il me paraît alors que l’orage se prépare autour de moi, que ça me portera malheur, que les méchants me déchireront, me tueront, que les saints n’entendront pas mes prières et qu’ils ne me sauveront pas de la douleur effroyable… Toute l’âme se déchire comme si le corps entier voulait se fondre en larmes… Je commence à prier de nouveau et je prie jusqu’au moment où la Sainte Vierge de l’icône me regarde avec plus de tendresse. Alors je me lève et je me couche comme une morte. Parfois je m’endors sur le sol, à genoux devant l’icône. Mais il arrive aussi qu’il s’éveille, m’appelle, commence à me caresser, me consoler, et alors je me sens si bien, tout devient léger et n’importe quel malheur peut arriver; avec lui je n’ai plus peur. Il a du pouvoir! Sa parole est grande!

– Mais quel malheur t’est-il arrivé? Ordynov se tordait les mains de désespoir.

Catherine devint terriblement pâle. Elle le regarda comme un condamné à mort qui n’espère plus sa grâce.

– À moi? Je suis une fille maudite… ma mère m’a maudite… J’ai fait mourir ma propre mère!

Ordynov l’enlaça sans mot dire.

Elle se serrait contre lui. Il sentait qu’un frisson parcourait tout le corps de la jeune femme, et il lui semblait que son âme se séparait de son corps.

– Je l’ai enterrée, dit-elle dans le trouble de ses souvenirs et la vision de son passé… Depuis longtemps je voulais parler… Il me le défendait avec des prières, des reproches, des menaces… Parfois lui-même ravive mon angoisse, comme le ferait mon mortel ennemi… Et maintenant toutes ces idées me viennent en tête, la nuit… Écoute, écoute… C’était il y a longtemps, très longtemps, je ne me rappelle plus quand, mais cela me semble être d’hier… C’est comme un rêve d’hier qui m’aurait rongé le cœur toute la nuit. L’angoisse double la longueur du temps… Assieds-toi ici, près de moi, je te raconterai toute ma douleur. Que je sois maudite, qu’importe! Je te livre toute ma vie…

Ordynov voulut l’en empêcher, mais elle joignit les mains en le priant en grâce de l’écouter. Puis de nouveau, avec un trouble grandissant, elle se mit à parler. Son récit était haché. Dans ses paroles grondait l’orage de son âme. Mais Ordynov comprenait tout parce que sa vie était devenue la sienne, ainsi que sa douleur, et parce que son ennemi se dressait déjà devant lui, grandissait à ses yeux à chacune de ses paroles et, comme avec une force inépuisable, oppressait son cœur et riait de sa colère. Son sang troublé affluait à son cœur et obscurcissait ses pensées. Le vieillard méchant de son rêve (Ordynov le croyait) était en réalité devant lui.

«C’était par une nuit comme celle-ci», commença Catherine, «seulement plus orageuse. Le vent soufflait dans la forêt comme je ne l’avais jamais encore entendu souffler… Ou peut-être est-ce parce que, de cette nuit-là, date ma perte!… Sous ma fenêtre, un chêne fut brisé… Un mendiant, un vieillard tout blanc qui vint chez nous, nous assura qu’il avait vu ce chêne, quand il était encore enfant, et qu’il était alors aussi grand qu’au moment où le vent l’abattit…

» Cette même nuit – je me rappelle tout comme si c’était maintenant – les bateaux de mon père furent détruits par la tempête, et mon père, bien que malade, se rendit aussitôt au bord du fleuve, dès que les pêcheurs accoururent le prévenir, chez nous, à l’usine. Moi et ma mère nous restâmes seules. Je somnolais. J’étais triste et pleurais amèrement… Je savais pourquoi… Ma mère venait d’être malade, elle était pâle, et me répétait à chaque instant de lui préparer son linceul. Tout à coup, on frappa à la porte cochère. Je bondis. Mon sang afflua à mon cœur. Ma mère poussa un cri… Je ne la regardai pas… J’avais peur… Je pris la lanterne et allai moi-même ouvrir la porte… C’était lui!… J’eus peur. J’avais toujours peur quand il venait chez nous. C’était ainsi dès mon bas âge, d’aussi loin que je me souvienne… À cette époque il n’avait pas encore de cheveux blancs; sa barbe était noire comme du goudron; ses yeux brillaient comme des charbons, et, pas une seule fois, il ne m’avait regardée avec tendresse… Il me demanda si ma mère était à la maison. J’ai refermé la porte et lui ai répondu que mon père n’était pas à la maison. «Je le sais», me dit-il, et, tout à coup, il m’a regardée de telle façon… C’était la première fois qu’il me regardait ainsi. Je m’en suis allée; il restait immobile. «Pourquoi ne vient-il pas?» me disais-je… Nous entrâmes dans la chambre. «Pourquoi m’as-tu répondu que ton père n’était pas là quand je t’ai demandé si ta mère y était?» questionna-t-il. Je me tus…

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