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» Ma mère était effrayée. Elle se jeta vers lui… Il la regardait à peine. Je voyais tout. Il était tout mouillé, tremblant; la tempête l’avait poursuivi pendant vingt verstes… D’où venait-il? Ma mère ni moi ne le savions jamais. Nous ne l’avions pas vu depuis déjà neuf semaines… Il ôta son bonnet et se débarrassa de ses moufles… Il ne priait pas les icônes, ne saluait pas les maîtres du logis… Il s’assit près du feu…»

Catherine passa la main sur son visage comme si quelque chose l’étouffait. Mais, une minute après, elle releva la tête et continua:

«Il se mit à parler à ma mère, en tatare. Ma mère savait cette langue; moi je ne comprenais pas un mot. Parfois, quand il venait, on me renvoyait… Maintenant, ma mère n’osait pas dire un mot à son propre enfant… Le diable achète mon âme et moi, contente, je regarde ma mère. Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi… Ma mère se mit à pleurer… Il saisit son couteau. Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé devant moi de saisir un couteau quand il parlait à ma mère. Je me levai et me cramponnai à sa ceinture… Je voulais lui arracher son couteau. Lui grince des dents, crie et veut me repousser… Il me donne un coup dans la poitrine, mais ne me fait pas reculer. Je pensais que j’allais mourir sur place… Mes yeux se voilèrent. Je tombai sur le sol sans pousser un cri… et je regardai tant qu’il me resta la possibilité de voir… Il ôta sa ceinture, releva la manche du bras qui m’avait frappée, prit son couteau et me le donna: «Coupe-le, fais ce que tu veux, puisque je t’ai offensée, et moi, le fier, je me prosternerai devant toi.» Je remis le couteau dans sa gaine… J’étouffais… Je ne le regardais même pas. Je me rappelle que j’ai souri sans desserrer les lèvres et que j’ai regardé sévèrement les yeux tristes de ma mère… Ma mère était assise, pâle comme une morte…»

Ordynov écoutait attentivement ce récit embrouillé. Peu à peu le trouble de Catherine se dissipait. Son débit devenait plus calme; les souvenirs entraînaient la pauvre créature et dispersaient son angoisse sur l’immensité du passé.

«Il mit son bonnet et sortit sans saluer. Je pris de nouveau la lanterne pour l’accompagner à la place de ma mère qui, quoique malade, voulait le reconduire. Nous arrivâmes à la porte cochère. Je me taisais. Il ouvrit la porte et chassa les chiens. Je le regardai. Il ôta son bonnet et s’inclina profondément devant moi. Je le vois ensuite qui met la main dans son gousset et en tire un petit écrin recouvert de velours rouge, qu’il ouvre. Je regarde. Ce sont de grosses perles. Il me les offre: «J’ai une belle non loin d’ici», me dit-il, «c’est pour elle que je les apportais, mais ce n’est pas à elle que je les remets. Prends, ma jolie, orne ta beauté, écrase-les sous tes pieds, si tu le veux, mais prends-les.» Je les pris mais ne les écrasai pas. C’eût été trop d’honneur… Je les pris comme un serpent, sans dire pourquoi je les prenais. Je retournai dans la chambre et les mis sur la table, devant ma mère.

» Ma mère resta un moment sans mot dire, toute pâle, comme si elle avait peur de me parler, puis: «Qu’est-ce que c’est, ma petite Catherine?» Et moi je répondis: «C’est pour toi que ce marchand les a apportées… Moi j’ignore…» Je la regardai. Elle fondit en larmes: «Ce n’est pas pour moi, Catherine, ce n’est pas pour moi, méchante fille. Ce n’est pas pour moi.» Je me rappelle avec quelle tristesse elle prononça ces paroles. Comme si son cœur se fendait. Je levai les yeux… Je voulais me jeter à ses pieds. Mais, soudain, le diable me souffla: «Eh bien, si ce n’est pas pour toi, c’est probablement pour mon père. Je les lui donnerai quand il rentrera. Je lui dirai que des marchands sont venus et ont laissé cette marchandise…» Alors ma mère se mit à sangloter: «Je lui dirai moi-même quels marchands sont venus et pour quelle marchandise… Je lui dirai de qui tu es, fille bâtarde!… Désormais tu n’es plus ma fille! Tu es une vipère. Tu es une fille maudite!» Je me taisais. Mes yeux étaient sans larmes comme si tout était mort en moi! J’allai dans ma chambre et, toute la nuit, j’écoutai la tempête et pensai…

» Cinq jours s’écoulèrent. Vers le soir du cinquième jour mon père arriva, les sourcils froncés, l’air courroucé. Mais en route la maladie l’avait brisé. Je regarde: son bras était bandé. Je compris que son ennemi s’était trouvé en travers de sa route. Je savais aussi quel était son ennemi. Je savais tout. Il ne dit pas un mot à ma mère, ne s’informa pas de moi, et convoqua tous les ouvriers. Il donna l’ordre d’arrêter le travail à l’usine, et de garder la maison du mauvais œil. À ce moment mon cœur m’avertit qu’un malheur menaçait notre maison. Nous restions dans l’attente. La nuit passa. Encore une nuit d’orage; et le trouble envahissait mon âme. J’ouvris ma fenêtre. Mon visage brûlait, mes yeux étaient pleins de larmes, mon cœur était en feu. J’étais tout entière comme un brasier; j’avais envie de m’en aller loin, au bout du monde, là où naît l’orage. Ma poitrine se gonflait… Tout à coup, très tard, je dormais, ou plutôt j’étais dans une sorte de demi-sommeil, quand j’entendis frapper à ma fenêtre: «Ouvre!» Je regarde… Un homme est monté jusqu’à ma fenêtre à l’aide d’une corde. Je le reconnus aussitôt. J’ouvris ma fenêtre et le laissai entrer dans ma chambre. C’était lui! Il n’enleva pas son bonnet. Il s’assit sur un banc, tout essoufflé, pouvant à peine respirer, comme s’il avait été poursuivi. Je me mis dans un coin. Je me sentais pâlir…

» Le père est à la maison?» «Oui.» «Et la mère?» «La mère aussi.» «Tais-toi, maintenant. Tu entends?» «J’entends.» «Quoi?» «Le vent sous la fenêtre.» «Eh bien, ma belle, veux-tu tuer ton ennemi, appeler ton père et perdre mon âme? Je me soumets à ta volonté. Voici une corde; lie-moi si le cœur te dit de venger ton offense.» Je me taisais. «Eh bien quoi! parle, ma joie.» «Que faut-il?…» «Il me faut éloigner mon ennemi, dire adieu à mon ancienne bien-aimée et toi, jeune fille, te saluer bien bas…» Je me mis à rire et je ne sais moi-même comment ces paroles impures entrèrent dans mon cœur: «Laisse-moi donc, ma belle, aller en bas et saluer le maître de la maison.» Je tremblais toute, mes dents claquaient, mon cœur était en feu… J’allai lui ouvrir la porte et le laissai pénétrer dans la maison. Seulement sur le seuil, je dis: «Reprends tes perles et ne me donne plus jamais de cadeau.» Et je lui jetai l’écrin…»…

Catherine s’arrêta pour respirer un peu. Tantôt elle frissonnait et devenait pâle, tantôt tout son sang affluait à ses joues. Au moment où elle s’arrêta son visage était en feu, ses yeux brillaient à travers ses larmes, un souffle lourd faisait trembler sa poitrine. Mais, tout à coup, elle redevint pâle et sa voix, toute pénétrée de tristesse, reprit:

«Alors je suis restée seule et c’était comme si la tempête grondait autour de moi… Soudain, j’entendis des cris… Les ouvriers de l’usine galopaient dans la cour… On criait: «L’usine brûle!» Je me cachai dans un coin. Tous s’enfuyaient de la maison… Je restais seule avec ma mère. Je savais que la vie l’abandonnait: depuis trois jours elle était sur son lit de mort. Je le savais, fille maudite! Tout à coup, dans ma chambre éclata un cri faible, comme celui d’un enfant qui a peur dans la nuit. Ensuite tout devint calme. Je soufflai la chandelle. J’étais glacée. Je cachai mon visage dans mes mains. J’avais peur de regarder. Soudain, j’entends un cri près de moi. Des gens accouraient de l’usine. Je me penchai à la fenêtre. Je vis mon père mort qu’on rapportait et j’entendis les gens dire entre eux: «Il est tombé de l’escalier dans la chaudière bouillante. C’est comme si le diable l’y avait poussé!» Je me suis serrée contre le lit. J’attendais, qui, quoi, je ne sais. Je me souviens que, tout à coup, ma tête devint lourde; la fumée me piquait les yeux et j’étais heureuse que ma perte fût proche. Soudain, je me sentis soulevée par les épaules… Je regarde autant que je puis… Lui! Tout brûlé. Son habit est chaud et sent la fumée. «Je suis venu te chercher, ma belle. J’ai perdu mon âme pour toi! J’aurai beau prier, je ne me ferai jamais pardonner cette nuit maudite, à moins que nous ne priions ensemble!» Et il a ri, le maudit! «Montre-moi par où passer pour que les gens ne me voient pas», me dit-il. Je le pris par la main et le conduisis. Nous traversâmes le corridor. J’avais les clefs; j’ouvris la porte de la réserve et lui indiquai la fenêtre. Cette fenêtre donnait sur le jardin. Il me prit dans ses bras puissants et sauta avec moi par la fenêtre… Nous nous mîmes à courir. Nous courûmes longtemps. Nous apercevions une forêt épaisse et sombre… Il tendit l’oreille: «On nous poursuit, Catherine, on nous poursuit! On nous poursuit, ma belle, mais ce n’est pas le moment de se rendre! Embrasse-moi pour l’amour et le bonheur éternels!» «Pourquoi tes mains ont-elles du sang?» «Du sang, ma chérie? Mais c’est parce que j’ai tué vos chiens qui aboyaient. Partons!» De nouveau nous nous mîmes à courir. Tout d’un coup, nous voyons dans le chemin le cheval de mon père. Il avait arraché son licol et s’était enfui de l’écurie, pour se sauver des flammes. «Monte avec moi, Catherine, Dieu nous a envoyé du secours!» Je me taisais. «Est-ce que tu ne veux pas? Je ne suis ni un païen, ni un diable, je ferai le signe de la croix, si tu veux.» Il se signa. Je m’assis sur le cheval et, me serrant contre lui, je m’oubliai sur sa poitrine, comme dans un rêve… Quand je revins à moi, nous étions près d’un fleuve, large, large… Il me descendit de cheval, descendit lui-même et alla vers les roseaux. Il avait caché là son bateau. «Adieu donc, mon brave cheval, va chercher un nouveau maître; les anciens t’ont quitté!» Je me jetai sur le cheval de mon père et l’embrassai tendrement. Ensuite nous sommes montés dans le bateau. Il prit les rames et bientôt nous perdîmes de vue la rive. Quand nous fûmes ainsi éloignés, il abandonna les rames et regarda tout autour.

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