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» Bonjour», dit-il, «ma mère, rivière nourrice du monde, et ma nourrice! Dis-moi, as-tu gardé mon bien en mon absence? Est-ce que mes marchandises sont intactes?» Je me taisais et baissais les yeux. Mon visage était rouge de honte. «Prends tout, si tu veux, mais fais-moi la promesse de garder et chérir ma perle inestimable… Eh bien, dis au moins un mot, ma belle! Éclaire ton visage d’un sourire! Comme le soleil, chasse la nuit sombre…» Il parle et sourit. Je voulais dire un mot… J’avais peur. Je me tus. «Eh bien, soit!», répondit-il à ma timide pensée. «On ne peut rien obtenir par la force. Que Dieu te garde, ma colombe. Je vois que ta haine pour moi est la plus forte…» Je l’écoutais. La colère me saisit et je lui dis: «Oui, je te hais, parce que tu m’as souillée pendant cette nuit sombre et que tu te moques encore de mon cœur de jeune fille…» Je dis et ne pus retenir mes larmes. Je pleurai. Il se tut, mais me regarda de telle façon que je tremblai comme une feuille. «Écoute, ma belle», me dit-il, et ses yeux brillaient merveilleusement; «ce n’est pas une parole vaine que je te dirai; c’est une grande parole que je te donne. Tant que tu me donneras le bonheur je serai le maître, mais si, à un moment, tu ne m’aimes plus, inutile de parler, fais seulement un signe du sourcil, regarde-moi de ton œil noir, et je te rendrai ton amour avec la liberté. Sache seulement, ma fière beauté, que ce sera la fin de mes jours!» Et toute ma chair sourit à ces paroles…»

Ici l’émotion interrompit le récit de Catherine. Elle respira et voulait continuer quand, soudain, son regard brillant rencontra le regard enflammé d’Ordynov fixé sur elle. Elle tressaillit, voulut dire quelque chose, mais le sang lui monta au visage. Elle cacha son visage dans ses mains et l’enfouit dans les oreillers. Ordynov était troublé au plus profond de lui-même. Une émotion pénible, indéfinissable, intolérable, parcourait toutes ses fibres, comme un poison, et grandissait à chaque mot du récit de Catherine. Un désir sans espoir, une passion avide et douloureuse possédaient ses pensées, troublaient ses sentiments, et, en même temps, une tristesse profonde, infinie, oppressait de plus en plus son cœur. Par moments il voulait crier à Catherine de se taire, il voulait se jeter à ses pieds et la supplier avec des larmes de lui rendre ses anciennes souffrances, son sentiment pur d’auparavant. Il avait pitié de ses larmes séchées depuis longtemps. Son cœur souffrait. Il n’avait pas compris tout ce qu’avait dit Catherine, et son amour avait peur du sentiment qui troublait la pauvre femme. Il maudissait à ce moment sa passion. Elle l’étouffait et il sentait comme du plomb fondu couler dans ses veines au lieu de sang.

– Ah! mon malheur n’est pas en ce que je viens de te raconter, reprit tout à coup Catherine, en relevant la tête. Ce n’est pas en cela qu’est ma souffrance, mon tourment! Que m’importe que ma mère m’ait maudite à sa dernière heure! Je ne regrette pas ma vie dorée d’autrefois. Qu’est-ce que cela me fait de m’être vendue à l’impur et de porter, pour un moment de bonheur, le péché éternel! Ce n’est pas en cela qu’est mon malheur, qu’est ma souffrance!… Non, ce qui m’est pénible, ce qui me déchire le cœur, c’est d’être son esclave souillée, c’est que ma honte me soit chère, c’est que mon cœur ait du plaisir à se rappeler sa douleur comme si c’était de la joie et du bonheur. Voici où est mon malheur: de ne pas ressentir de colère pour l’offense qui m’a été faite!…

Un souffle chaud, haletant, brûlait ses lèvres. Sa poitrine s’abaissait et se soulevait profondément et ses yeux brillaient d’une indignation insensée… Mais, à ce moment, tant de charme était répandu sur son visage, chaque trait était empreint d’une telle beauté, que les sombres pensées d’Ordynov s’évanouirent comme par enchantement. Son cœur aspirait à se serrer contre son cœur, à s’oublier avec elle dans une étreinte folle et passionnée et même à mourir ensemble. Catherine rencontra le regard troublé d’Ordynov et lui sourit d’une telle façon qu’un double courant de feu brûla son cœur. À peine s’il s’en rendait compte lui-même.

– Aie pitié de moi! Épargne-moi! lui chuchota-t-il, en retenant sa voix tremblante.

Elle se pencha vers lui, un bras appuyé sur son épaule et le regarda de si près dans les yeux que leurs souffles se confondaient.

– Tu m’as perdu! Je ne connais pas ta douleur, mais mon âme s’est troublée… Qu’est-ce que cela me fait si ton cœur pleure! Dis-moi ce que tu désires et je le ferai. Viens avec moi. Allons, ne me tue pas… Ne me fais pas mourir!…

Catherine le regardait immobile, les larmes séchées sur ses joues brûlantes. Elle voulait l’interrompre, le prendre par la main, dire quelque chose, et ne trouvait pas les mots.

Un sourire étrange parut lentement sur ses lèvres et un rire perça à travers ce sourire.

– Je ne t’ai pas tout raconté, continua-t-elle enfin. Je te raconterai encore… Seulement m’écouteras-tu? Écoute ta sœur… Je voudrais te raconter comment j’ai vécu un an avec lui… non, je ne le ferai pas… «Une année s’écoula… Il partit avec ses compagnons sur le fleuve. Moi je restai chez sa mère, à attendre. Je l’attends un mois, un autre… Un jour, je rencontre un jeune marchand. Je le regarde… et je me rappelle les années passées… «Ma chère amie», dit-il, après deux mots de conversation avec moi, «je suis Alexis, ton fiancé d’autrefois. Nos parents nous avaient fiancés quand nous étions enfants. M’as-tu oublié? Rappelle-toi… Je suis de votre village!…» «Et que dit-on de moi chez nous?» «Les gens disent que tu as oublié la pudeur des jeunes filles, que tu t’es liée avec un bandit», me répondit Alexis, en riant. «Et toi, qu’est-ce que tu as pensé de moi?» «J’avais beaucoup à dire… (son cœur se troublait)… Je voulais dire beaucoup… mais maintenant que je t’ai vue, tu m’as perdu», dit-il. «Achète aussi mon âme, prends-la, piétine mon cœur, raille mon amour, ma belle. Je suis maintenant orphelin; je suis mon maître et mon âme est à moi. Je ne l’ai vendue à personne…» Je me mis à rire. Il me parla encore plusieurs fois… Il resta tout un mois dans le village… Il avait abandonné son commerce, congédié ses ouvriers, et il restait seul. J’avais pitié de ses larmes d’orphelin… Et voilà qu’une fois, le matin, je lui dis: «Alexis, attends-moi, la nuit venue, près du ponton… Nous irons chez toi. J’en ai assez de cette vie!» La nuit vint, je préparai mon paquet… Tout d’un coup, je regarde… C’est mon maître qui rentre, tout à fait à l’improviste. «Bonjour! Allons, il y aura de l’orage, il ne faut pas perdre de temps.» Je le suivis. Nous arrivâmes au bord du fleuve. Nous regardons. Il y a là une barque avec un batelier, on dirait qu’il attend quelqu’un… «Bonjour, Alexis! Que Dieu te vienne en aide! Quoi? tu t’es attardé au port… Tu te hâtes d’aller rejoindre les bateaux… Emmène-nous, moi et ma femme… J’ai laissé ma barque là-bas et ne puis aller à la nage!» «Assieds-toi», dit Alexis. Et toute mon âme eut mal quand j’entendis sa voix. «Assieds-toi avec ta femme; le vent est bon pour tous et dans ma demeure il y aura place pour vous.» Nous nous sommes assis. La nuit devenait sombre; les étoiles se cachaient; le vent soufflait; les vagues s’enflaient. Nous nous sommes éloignés à une verste de la rive. Tous trois nous gardions le silence… «Quelle tempête! dit mon maître. C’est du malheur cette tempête! Je n’ai encore jamais vu la pareille sur ce fleuve! C’est lourd pour notre barque; elle ne pourra pas nous porter tous les trois!» «Oui, elle ne pourra pas nous porter tous les trois…» dit Alexis. «C’est donc qu’un de nous est de trop…» Sa voix tremblait comme une corde. «Eh quoi! Alexis, je t’ai connu tout petit enfant; j’étais comme un frère avec ton père. Dis-moi, Alexis, est-ce que tu pourrais gagner la rive à la nage, ou périrais-tu?» «Je n’y arriverai pas… Non, je n’y arriverais pas et périrais dans le fleuve…» «Écoute maintenant, toi, Catherine, ma perle inestimable! Je me rappelle une nuit pareille, seulement la vague ne montait pas comme maintenant et les étoiles brillaient, la lune éclairait… Je veux te demander si tu ne l’as pas oubliée?…» «Je m’en souviens», répondis-je. «Alors, si tu ne l’as pas oubliée, tu n’as pas oublié non plus ce qui fut promis… Comment un brave garçon enseigna à sa belle le moyen de reconquérir sa liberté… Hein?» «Non, je ne l’ai pas oublié», dis-je, ni morte, ni vive. «Tu ne l’as pas oublié! Alors voilà, maintenant la barque est trop chargée; pour l’un de nous le moment est venu… Alors parle, ma belle; parle, ma colombe; dis ta parole douce…»

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