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Iaroslav Ilitch commanda au policier qui venait d’entrer, sur un ton des plus sévères, trois verres de thé, et, ensuite, vint s’asseoir près d’Ordynov. Pendant quelques minutes il ne cessa de tourner la tête comme un petit chat de faïence, tantôt à droite, tantôt à gauche, de Mourine vers Ordynov et d’Ordynov vers Mourine. Sa situation était excessivement désagréable. Évidemment il voulait dire quelque chose, selon lui quelque chose de très délicat, au moins pour l’un des deux, mais, malgré tous ses efforts, il lui était impossible de prononcer un mot…

Ordynov aussi avait l’air gêné. À un moment tous deux commencèrent à parler en même temps… Le taciturne Mourine, qui les observait avec curiosité, lentement ouvrit la bouche, laissant voir toutes ses dents…

– Je suis venu vous dire, commença Ordynov, que, par suite de circonstances très désagréables, je me vois forcé de quitter votre appartement et…

– Comme c’est bizarre!… l’interrompit tout d’un coup Iaroslav Ilitch. J’étais hors de moi d’étonnement quand ce respectable vieillard m’a annoncé, ce matin, votre décision. Mais…

– Il vous a annoncé ma décision? demanda Ordynov étonné en regardant Mourine.

Mourine caressait sa barbe et souriait.

– Oui, confirma Iaroslav Ilitch. Au fait, je me trompe peut-être… mais je puis vous jurer sur l’honneur que dans les paroles de ce respectable vieillard il n’y avait pas l’ombre d’offense pour vous…

Iaroslav Ilitch rougit et maîtrisa avec peine son émotion.

Mourine, comme s’il en avait assez de se moquer du trouble du maître de la maison, fit un pas en avant.

– Voici, Votre Seigneurie, commença-t-il en saluant poliment Ordynov, vous savez vous-même, Monsieur, que moi et ma femme serions heureux de tout notre cœur, et n’aurions pas osé dire un mot… Mais, Monsieur, vous le savez, vous voyez quelle est ma vie… Vous voyez que je suis presque mourant… •

Mourine caressa de nouveau sa barbe.

Ordynov se sentait défaillir.

– Oui, oui… Je vous l’avais bien dit, il est malade. C’est un malheur… J’ai voulu le dire en français. Mais pardonnez-moi, je ne m’exprime pas librement dans cette langue… C’est-à-dire…

– Oui… Oui, c’est-à-dire…

Ordynov et Iaroslav Ilitch se firent l’un l’autre un petit salut, en restant assis sur leurs chaises, et Iaroslav Ilitch reprit aussitôt:

– D’ailleurs, j’ai interrogé en détail cet honnête homme… il m’a dit que la maladie de cette femme…

Ici le délicat Iaroslav Ilitch fixa un regard interrogateur sur Mourine.

– C’est-à-dire, notre patronne…

Iaroslav Ilitch n’insista pas.

– Oui, la logeuse… c’est-à-dire votre ancienne logeuse… dit-il, s’adressant à Ordynov. Voyez-vous, c’est une femme malade… Il dit qu’elle vous dérange dans vos travaux… Et lui-même… Vous m’avez caché une circonstance très importante, Vassili Mihaïlovitch…

– Laquelle?

– Avec le fusil… prononça-t-il presque chuchotant, et d’une voix où perçait, avec l’indulgence, une ombre de reproche. Mais, reprit-il hâtivement, je sais tout. Il m’a tout raconté. Vous avez agi noblement en lui pardonnant son crime involontaire envers vous… Je vous le jure, j’ai vu des larmes dans ses yeux!

Iaroslav Ilitch rougit de nouveau. Ses yeux brillaient. Il s’agita sur sa chaise, tout ému.

– Moi… c’est-à-dire, Monsieur… nous… Votre Seigneurie, moi et la patronne, nous prions Dieu pour vous, commença Mourine en s’adressant à Ordynov, tandis que Iaroslav Ilitch, ayant enfin dominé son trouble, le regardait fixement. Mais vous le savez vous-même, Monsieur, c’est une femme malade, sotte… moi, je me tiens à peine…

– Mais je suis prêt, dit Ordynov impatient. Assez, je vous prie… Tout de suite même, si vous voulez…

– Non, Monsieur. Nous sommes très contents de vous. Mourine s’inclina très bas. Moi, Monsieur, je voulais vous dire tout de suite la chose: elle, Monsieur, elle est presque une parente… c’est-à-dire une parente éloignée… Elle est ainsi depuis l’enfance… Une tête exaltée… Elle a grandi dans la forêt, comme une paysanne, parmi les haleurs et les ouvriers d’usine et voilà… tout d’un coup leur maison a brûlé… Sa mère a péri dans l’incendie, son père aussi, soi-disant… Et elle vous racontera des histoires… Moi je ne m’en mêle pas… Mais je dois vous dire que des médecins de Moscou l’ont examinée, c’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est complètement folle. Voilà! Moi seul suis avec elle, et elle avec moi. Nous vivons, prions Dieu… et espérons. Mais je ne la contredis jamais…

Ordynov avait le visage tout bouleversé. Iaroslav Ilitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses visiteurs.

– Mais non, Monsieur, non, reprit Mourine en hochant la tête avec importance. Elle est ainsi; sa tête est si folle qu’il faut toujours à son cœur un amoureux quelconque, son bien-aimé… Et moi, Monsieur, j’ai vu… pardonnez-moi mes paroles stupides… continua Mourine en saluant et essuyant sa barbe, j’ai vu comment elle allait chez vous, et que vous, Votre Seigneurie, vouliez unir votre sort au sien…

Iaroslav Ilitch devint pourpre et regarda Mourine avec reproche. Ordynov avait peine à se tenir sur sa chaise.

– Non, Monsieur… c’est-à-dire… ce n’est pas cela… Moi, Monsieur, je suis un simple paysan… Nous sommes vos serviteurs, ajouta-t-il en saluant très bas, et nous prierons Dieu pour vous, ma femme et moi. Quant à nous, que nous ayons de quoi manger, soyons bien portants, et nous sommes satisfaits… Vous le savez vous-même, Monsieur… Ayez pitié de nous. Parce que qu’arrivera-t-il, Monsieur, quand elle aura encore un amant? Pardonnez-moi ce mot grossier… Vous êtes un gentilhomme, Votre Excellence, un jeune homme fier, ardent, tandis qu’elle, vous le savez, c’est une enfant, une enfant sans raison… le péché est vite arrivé. Elle est robuste, moi je suis toujours malade… Mais quoi!… C’est déjà le diable qui s’en mêle… Moi, je lui raconte des histoires… Oui, Monsieur, moi et ma femme prierons Dieu pour vous, sans cesse! Et qu’est-ce que cela peut faire à Votre Excellence? Elle est jolie, soit, mais elle n’est après tout qu’une paysanne, une femme simple, mal lavée, sotte, bonne pour moi, un paysan… Ce n’est pas une femme pour vous, Monsieur… Et comme nous prierons Dieu pour vous!

Ici Mourine s’inclina très profondément. Il resta ainsi longtemps, sans se redresser, et essuyant sa barbe sur sa manche.

Iaroslav Ilitch ne savait que faire.

– Oui, ce brave homme, remarqua-t-il tout troublé, me parlait d’un malentendu quelconque qui existe, paraît-il, entre vous. Je n’ose le croire, Vassili Mihaïlovitch… J’ai entendu dire que vous êtes encore malade, s’interrompit-il rapidement et très ému en remarquant le trouble d’Ordynov.

– Oui… Combien vous dois-je? demanda brusquement Ordynov à Mourine.

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