Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Maintenant, messieurs, vous connaissez à fond le baron de Münchhausen, et j’espère que vous n’avez plus aucun doute à élever à l’endroit de sa véracité; mais afin que vous ne puissiez point non plus soupçonner la mienne, il faut que je vous dise en peu de mots qui je suis.

Mon père était originaire de Berne en Suisse. Il y exerçait l’emploi d’inspecteur des rues, allées, ruelles et ponts; ces sortes de fonctionnaires portent dans cette ville le titre, le titre… hum!… le titre de balayeurs. Ma mère, native des montagnes de la Savoie, portait au cou un goitre d’une grosseur et d’une beauté remarquables, ce qui n’est pas rare chez les dames de ce pays. Elle abandonna fort jeune ses parents, et sa bonne étoile l’amena dans la ville où mon père avait reçu le jour. Elle vagabonda quelque peu: mon père ayant parfois le défaut analogue, ils se rencontrèrent un jour dans la maison de détention. Ils devinrent amoureux l’un de l’autre et se marièrent. Cette union ne fut pas heureuse; mon père ne tarda pas à quitter ma mère en lui assignant pour toute pension alimentaire le revenu d’une hotte de chiffonnier qu’il lui mit sur le dos. La brave femme s’attacha à une troupe ambulante qui montrait des marionnettes; la fortune finit par la conduire à Rome, où elle établit un commerce d’huîtres.

Vous avez sans doute entendu parler du pape Ganganelli, connu sous le nom de Clément XIV, et vous savez combien il aimait les huîtres. Un vendredi qu’il allait en grande pompe dire la messe à l’église de Saint-Pierre, il aperçut les huîtres de ma mère – elles étaient remarquablement belles et extrêmement fraîches, m’a-t-elle dit souvent – et ne put faire autrement que de s’arrêter pour en goûter; il fit faire halte aux cinq cents personnes qui le suivaient, et envoya dire à l’église qu’il ne pourrait pas célébrer la messe ce matin-là. Il descendit de cheval – car les papes vont à cheval dans les grandes occasions -, entra dans la boutique de ma mère, et avala toutes les huîtres qui s’y trouvaient; mais comme il y en avait encore à la cave, il appela sa suite qui épuisa complètement la provision: le pape et ses gens restèrent jusqu’au soir, et avant de partir ils l’accablèrent d’indulgences non seulement pour ses fautes passées et présentes, mais encore pour tous ses péchés à venir.

Maintenant, messieurs, vous me permettrez de ne pas vous expliquer plus clairement ce que j’ai de commun avec cette histoire d’huîtres: je pense que vous m’avez suffisamment compris pour être fixé sur ma naissance.

CHAPITRE XIII Le baron reprend son récit.

Comme on peut bien le penser, les amis du baron ne cessaient de le supplier de continuer le récit aussi instructif qu’intéressant de ses singulières aventures; mais ces prières restèrent longtemps inutiles. Le baron avait la louable habitude de ne rien faire qu’à sa fantaisie, et l’habitude plus louable encore de ne se détourner sous aucun prétexte de ce principe bien arrêté. Enfin le soir tant désiré arriva, et un gros rire du baron annonça à ses amis que l’inspiration était venue et qu’il allait satisfaire à leurs instances:

«Conticuere omnes, intentique ora tenebant»;

ou, pour parler plus clairement, tout le monde se tut et tendit une oreille attentive. Semblable à Énée, Münchhausen, se soulevant sur le sofa bien rembourré, commença ainsi:

Pendant le dernier siège de Gibraltar, je m’embarquai sur une flotte commandée par Lord Rodney et destinée à ravitailler cette forteresse; je voulais rendre visite à mon vieil ami, le général Elliot, qui gagna à la défense de cette place des lauriers que le temps ne pourra flétrir. Après avoir donné quelques instants aux premiers épanchements de l’amitié, je parcourus la forteresse avec le général, afin de reconnaître les travaux et les dispositions de l’ennemi. J’avais apporté de Londres un excellent télescope à miroir, acheté chez Dollon. Grâce à cet instrument, je découvris que l’ennemi pointait sur le bastion où nous nous trouvions une pièce de trente-six. Je le dis au général, qui vérifia le fait et vit que je ne me trompais pas.

Avec sa permission, je me fis apporter une pièce de quarante-huit prises à la batterie voisine, et je la pointai si juste – car pour ce qui est de l’artillerie, je puis dire sans me vanter que je n’ai pas encore trouvé mon maître -, que j’étais sûr d’atteindre mon but.

J’observai alors avec la plus grande attention les mouvements des canonniers ennemis, et, au moment où ils approchaient la mèche de la lumière, je donnai aux nôtres le signal de faire feu: les deux boulets parvenus à moitié de leur trajet se rencontrèrent et se heurtèrent avec une violence terrible qui produisit un effet des plus surprenants. Le boulet ennemi retourna si vivement sur ses pas, que non seulement il broya la tête du canonnier qui l’avait envoyé, mais qu’encore il décapita seize autres soldats qui s’enfuyaient vers la côte d’Afrique. Avant d’atteindre le pays de Barbarie, il coupa le grand mât de trois vaisseaux qui se trouvaient dans le port rangés en ligne les uns derrière les autres, pénétra à deux cents milles anglais dans l’intérieur des terres, effondra le toit d’une hutte de paysan, et, après avoir enlevé à une pauvre vieille qui y dormait sur le dos la seule dent qui lui restait, s’arrêta enfin dans son gosier. Son mari, rentrant quelques instants après, essaya de retirer le boulet: n’y pouvant réussir, il eut l’heureuse idée de l’enfoncer avec un maillet dans l’estomac de sa femme, d’où il sortit quelque temps après par la méthode naturelle.

Ce ne fut pas là le seul service que nous rendit notre boulet: il ne se contenta pas de refouler de la façon que je viens de raconter celui de l’ennemi; mais, continuant son chemin, il enleva de son affût la pièce pointée contre nous et la lança avec une telle violence dans la coque d’un bâtiment, que ce dernier prit une voie d’eau énorme et sombra peu à peu avec un millier de matelots et un grand nombre de soldats de marine qui s’y trouvaient.

Ce fut sans contredit un fait extraordinaire. Je ne veux cependant pas me l’attribuer à moi seul: il est vrai que l’honneur de l’idée première en revient à ma sagacité, mais le hasard me seconda dans une certaine proportion. Ainsi je m’aperçus, la chose faite, que notre pièce de quarante-huit avait reçu double charge de poudre; de là l’effet merveilleux produit sur le boulet ennemi, et la portée extrême de notre projectile.

Le général Elliot, pour me récompenser de ce service signalé, m’offrit un brevet d’officier que je refusai, me contentant des remerciements qu’il me fit le soir même à dîner, en présence de tout son état-major.

Comme je suis fort porté pour les Anglais, qui sont un peuple vraiment brave, je me mis dans la tête de ne pas quitter cette forteresse sans avoir rendu un nouveau service à ceux qui la défendaient; trois semaines après l’affaire du canon de quarante-huit, il se présenta enfin une bonne occasion.

Je me déguisai en prêtre catholique, sortis de la forteresse vers une heure du matin, et réussis à pénétrer dans le camp de l’ennemi à travers ses lignes. Je me rendis à la tente où le comte d’Artois avait réuni les chefs de corps et un grand nombre d’officiers pour leur communiquer le plan d’attaque de la forteresse, à laquelle il voulait donner l’assaut le lendemain. Mon déguisement me protégea si bien, que personne ne pensa à me repousser et que je pus écouter tranquillement tout ce qui se dit. Le conseil fini, ils allèrent se coucher, et je vis bientôt l’armée entière, tout le camp, jusqu’aux sentinelles, plongé dans le plus profond sommeil. Je me mis aussitôt à l’œuvre: je démontai tous leurs canons au nombre de plus de trois cents, depuis les pièces de quarante-huit jusqu’à celles de vingt-quatre, et je les jetai à la mer, où ils tombèrent à environ trois milles de là: comme je n’avais personne pour m’aider, je puis dire que c’est le travail le plus pénible que j’aie jamais accompli, à l’exception d’un seul cependant qu’on vous a fait connaître en mon absence: je veux parler de l’énorme canon turc décrit par le baron Tott et avec lequel je traversai le canal à la nage.

13
{"b":"125246","o":1}