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Saisissant aussitôt la bouteille, le noble gourmet se mit à la déguster avec une indicible volupté.

«Münchhausen, me dit-il, vous ne trouverez point mauvais que je garde ce flacon pour moi tout seul. Vous avez à Vienne plus de crédit que moi, et vous êtes plus à même d’en obtenir un second.»

Là-dessus, il enferma la bouteille dans son armoire, mit la clef dans la poche de son pantalon, et sonna son trésorier. Quel ravissant tintement!

«Il faut maintenant que je paye ma gageure, reprit-il. Écoute, dit-il au trésorier, tu laisseras mon ami Münchhausen prendre dans mon trésor autant d’or, de perles et de pierres précieuses que l’homme le plus fort en pourra porter? Va!»

Le trésorier s’inclina le nez jusqu’à terre devant son maître, qui me serra cordialement la main et nous congédia tous deux.

Vous pensez bien que je ne tardai pas une seconde à faire exécuter l’ordre que le sultan avait donné en ma faveur; j’envoyai chercher mon homme fort qui apporta sa grosse corde de chanvre, et me rendis au trésor. Je vous assure que lorsque j’en sortis avec mon serviteur, il n’y restait plus grand-chose. Je courus incontinent avec mon butin au port, où j’affrétai le plus grand bâtiment que je pus trouver, et je fis lever l’ancre afin de mettre mon trésor en sûreté avant qu’il ne me survînt quelque désagrément.

Ce que je craignais ne manqua pas d’arriver. Le trésorier, laissant ouverte la porte du trésor – il était assez superflu de la refermer -, s’était rendu en toute hâte chez le Grand Seigneur, et lui avait annoncé de quelle façon j’avais profité de sa libéralité. Sa Hautesse en était restée tout abasourdie, et s’était prise à se repentir de sa précipitation. Elle avait ordonné au grand amiral de me poursuivre avec toute sa flotte, et de me faire comprendre qu’elle n’avait point entendu la gageure de cette façon. Je n’avais que deux milles d’avance, et lorsque je vis la flotte de guerre turque courir sur moi toutes voiles dehors, j’avoue que ma tête, qui commençait à se raffermir sur mes épaules, se remit à branler plus fort que jamais. Mais mon souffleur était là.

«Que Votre Excellence soit sans inquiétude», me dit-il.

Il se posta à l’arrière du bâtiment, de façon à avoir une de ses narines dirigée sur la flotte turque et l’autre sur nos voiles; puis il se mit à souffler avec une telle violence que la flotte fut refoulée dans le port avec bris de mâts, de cordages et d’agrès, et qu’en même temps mon navire atteignit en quelques heures les côtes d’Italie.

Je ne tirai cependant pas grand profit de mon trésor. Car, malgré les affirmations contraires de M. le bibliothécaire Jagemann de Weimar, la mendicité est si grande en Italie et la police si mal faite, que je dus distribuer en aumônes la plus grande partie de mon bien. Le reste me fut pris par des voleurs de grand chemin, aux environs de Rome, sur le territoire de Lorette. Ces drôles ne se firent aucun scrupule de me dépouiller ainsi, car la millième partie de ce qu’ils me volèrent eût suffi à acheter à Rome une indulgence plénière pour toute la compagnie et ses descendants et arrière-descendants.

Mais voici, messieurs, l’heure où j’ai l’habitude de m’aller coucher. Ainsi donc, bonne nuit!

CHAPITRE XII Septième aventure de mer.

Récits authentiques d’un partisan qui prit la parole en l’absence du baron.

Après avoir racontée l’aventure qui précède, le baron se retira, laissant la société en belle humeur; en sortant, il promit de donner à la première occasion les aventures de son père, jointes à d’autres anecdotes des plus merveilleuses.

Comme chacun disait son mot sur les récits du baron, une des personnes de la société, qui l’avait accompagné dans son voyage en Turquie, rapporta qu’il existait non loin de Constantinople une pièce de canon énorme, dont le baron Tott a fait mention dans ses Mémoires. Voici à peu près, autant que je m’en souviens, ce qu’il en dit:

«Les Turcs avaient posé sur la citadelle, non loin de la ville, au bord du célèbre fleuve le Simoïs, un formidable canon. Il était coulé en bronze, et lançait des boulets de marbre d’au moins onze cents livres. J’avais grand désir de tirer ce canon, dit le baron Tott, pour juger de son effet. Toute l’armée tremblait à la pensée de cet acte audacieux, car on tenait pour certain que la commotion ferait crouler la citadelle et la ville entière. J’obtins cependant la permission que je demandais. Il ne fallut pas moins de trois cent trente livres de poudre pour charger la pièce; le boulet que j’y mis pesait, comme je l’ai dit plus haut, onze cents livres. Au moment où le canonnier approcha la mèche, les curieux qui m’entouraient se reculèrent à une distance respectueuse. J’eus toutes les peines du monde à persuader au pacha, qui assistait à l’expérience, qu’il n’y avait rien à redouter. Le canonnier lui-même, qui devait sur mon signal mettre le feu à la pièce, était extrêmement ému. Je me postai derrière la place, dans un réduit; je donnai le signal, et au même instant je ressentis une secousse pareille à celle que produirait un tremblement de terre. À environ trois cents toises le boulet éclata en trois morceaux qui volèrent par-dessus le détroit, refoulèrent les eaux sur la rive, et couvrirent d’écume le canal, tout large qu’il était.»

Tels sont, messieurs, si ma mémoire me sert bien, les détails que donne le baron Tott sur le plus grand canon qu’il y ait eu au monde. Lorsque je visitai ce pays avec le baron de Münchhausen, l’histoire du baron Tott était encore citée comme un exemple de courage et de sang-froid.

Mon protecteur, qui ne pouvait supporter qu’un Français fît plus et mieux que lui, prit le canon sur son épaule et, après l’avoir placé bien en équilibre, sauta droit dans la mer, et nagea jusqu’à l’autre bord du canal. Malheureusement il eut la fâcheuse idée de lancer le canon dans la citadelle et de le renvoyer à première place: je dis malheureusement, parce qu’il lui glissa de la main au moment où il le balançait pour le jeter: de sorte que la pièce tomba dans le canal, où elle repose encore et où elle reposera probablement jusqu’au jour du Jugement dernier.

Ce fut cette affaire, messieurs, qui brouilla complètement le baron avec le Grand Seigneur. L’histoire du trésor était depuis longtemps oubliée, car le sultan possédait assez de revenus pour remplir à nouveau sa caisse, et c’était sur une invitation directe de Grand Seigneur que le baron se trouvait en ce moment en Turquie. Il y serait probablement encore si la perte de cette célèbre pièce de canon n’avait mécontenté le souverain à ce point qu’il donna l’ordre irrévocable de trancher la tête du baron.

Mais une certaine sultane, qui avait pris mon maître en grande amitié, l’avertit de cette sanguinaire résolution: bien plus, elle le tint caché dans sa chambre, tandis que l’officier chargé de l’exécution le cherchait de tous côtés. La nuit suivante, nous nous enfuîmes à bord d’un bâtiment qui mettait à la voile pour Venise, et nous échappâmes heureusement à cet affreux danger.

Le baron n’aime pas à parler de cette histoire, parce que cette fois il ne réussit pas à exécuter ce qu’il avait entrepris, et aussi parce qu’il faillit y laisser sa peau. Cependant, comme elle n’est nullement de nature à blesser son honneur, j’ai coutume de la raconter quand il a le dos tourné.

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